Lewis Carroll

 

III
Le Lac des Larmes

 

Vous pensez peut-être qu'Alice fut très contente, quand elle eut mangé le petit gâteau, de s'apercevoir qu'elle devenait si formidablement grande ? Car il lui serait évidemment facile, maintenant, d'atteindre la petite clé posée sur la table de verre, et d'ouvrir la porte minuscule.
Et oui, elle aurait pu faire cela : mais à quoi bon ouvrir cette porte alors qu'elle ne pouvait plus y passer ? Elle en était plus que jamais incapable, la pauvre ! Elle pouvait tout juste, en posant sa tête par terre, contre le sol, regarder d'un seul oeil à travers cette porte ! C'était bien tout ce qu'elle pouvait. Pas étonnant que la pauvre grande enfant se soit assise et se soit mise à pleurer comme si son coeur se brisait.
Elle pleura, pleura. Et ses larmes coulèrent jusqu'au milieu de la salle, comme une rivière profonde. Et très vite il y eut là un grand Lac de Larmes, qui s'éleva jusqu'à mi-hauteur de la pièce.
Alice aurait pu rester là jusqu'au jour d'aujourd'hui, si le Lapin Blanc n'était passé à travers la salle pour se rendre chez la Duchesse. Il était aussi élégant que faire se pouvait, et d'une main tenait une paire de gants de chevreau blanc, et de l'autre un éventail, et il ne cessait de marmonner : « oh, la Duchesse, la Duchesse ! Oh, ne sera-t-elle pas en rage si je l'ai fait attendre ! »
Mais, savez-vous, il n'avait pas vu Alice. Aussi, quand elle se mit à lui dire : « S'il vous plaît, Monsieur... » sa voix sembla venir du plafond, car sa tête était tout là-haut. Et le Lapin en fut terriblement effrayé : il laissa tomber ses gants, l'éventail, et il se sauva de toute la vitesse dont il était capable.
Une chose vraiment très curieuse se produisit alors, Alice ramassa l'éventail, et elle s'éventa, et, écoutez bien, elle redevint toute petite, si petite que, en moins d'une minute, elle n'était plus que de la taille d'une souris !
A présent, regardez l'image, et vous ne tarderez pas à deviner ce qui arriva ensuite. Cela ressemble tout à fait à la mer, n'est-ce pas ? Mais, en réalité, c'est le Lac des Larmes
- un lac entièrement fait des larmes d'Alice, vous savez !
Alice est tombée dans le Lac, et la Souris y est tombée aussi, et elles sont là, toutes deux, en train de nager.
Alice n'est-elle pas jolie, tandis qu'elle traverse l'image à la nage ? Vous pouvez entrevoir ses bas bleus, très loin sous les eaux.
Mais pourquoi la Souris s'éloigne-t-elle si vivement d'Alice ? Eh bien, la raison en est qu'Alice a parlé de chats et de chiens, et qu'une Souris déteste toujours que l'on parle de chats et de chiens !
Supposez que vous nagiez, vous, dans un Lac fait de vos propres Larmes, et que quelqu'un se mette à vous parler, oui, à vous, de livres de classe et de flacons de médicaments, est-ce que vous ne vous écarteriez pas de lui en nageant aussi vite que vous le pourriez ?

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