L'ÉLIXIR DE VIE

Il était une fois un roi qui était malade et personne ne croyait qu'il resterait en vie. Il avait trois fils et tous trois étaient fort affligés. Ils descendirent au jardin du château et pleurèrent. Un vieil homme qui passait par là leur demanda la raison de leur chagrin. Ils lui dirent que leur père était si malade qu'il allait certainement mourir et qu'il n'y avait plus rien à faire. Alors le vieillard leur dit :
- Je connais cependant un moyen de le sauver : c'est l'élixir de vie. S'il en boit, il guérira. Mais cette eau merveilleuse est difficile à trouver.
L'aîné des fils dit :
- J'arriverai bien à la découvrir.
Il se rendit auprès du roi malade et lui demanda l'autorisation de partir à la recherche de l'élixir de vie qui seul pourrait le guérir.
- Non, répondit le roi, le danger est trop grand. je préfère mourir.
Le prince insista tant que le roi finalement accepta. Et son fils se disait : « Si j'apporte l'élixir, j'aurai la préférence de mon père et j'hériterai du royaume. »
Il se mit donc en quête. Après avoir cherché pendant quelque temps, il aperçut un nain devant lui sur la route. Le nain l'interpella :
- Où courez-vous si vite ?
- Sot avorton, répondit le prince avec hauteur, qu'as-tu besoin de le savoir !
Et il poursuivit sa route. Le nain était fort irrité. Il lui jeta un sort. Bientôt le prince arriva dans une gorge profonde et plus il avançait, plus les parois se rapprochaient l'une de l'autre. À la fin, la voie devint si étroite qu'il ne put plus avancer d'un pas. Impossible de faire faire demi-tour au cheval, ou de descendre de selle. Il était là comme enfermé. Le roi malade l'attendit longtemps, mais il ne revint pas. Alors le second de ses fils dit :
- Père, laisse-moi partir à la recherche de l'élixir.
Et il pensait en lui même : « Si mon frère est mort, c'est à moi que reviendra le royaume. » Tout d'abord, le roi ne le laissa pas partir. Mais, finalement, il accepta. Le prince prit donc le même chemin qu'avait emprunté son frère et, lui aussi, rencontra le nain. Celui-ci l'arrêta et lui demanda où il courait si vite :
- Petit avorton, répondit le prince, cela ne te regarde pas !
Et il poursuivit sa route sans se retourner. La nain lui jeta un sort et, comme son frère, le fils du roi s'enfonça dans une gorge, où il ne put ni avancer ni reculer.
Comme son second frère ne revenait pas, le plus jeune demanda à son tour à partir à la recherche de l'élixir. Le roi, à la fin, l'y autorisa. Quand le prince rencontra le nain et que celui-ci lui demanda où il allait avec tant de hâte, il s'arrêta, engagea la conversation et dit :
- Je cherche l'élixir de vie, car mon père va mourir.
- Sais-tu où tu le trouveras ?
- Non, répondit le prince.
- Parce que tu t'es comporté comme il convient et que tu n'es pas vaniteux comme tes frères, je vais te dire où tu trouveras l'élixir de vie. Il coule d'une fontaine située dans la cour d'un château enchanté. Mais tu ne pourras y pénétrer, si je ne te donne une férule de fer et deux miches de pain. Avec la férule, tu frapperas trois fois à la porte de fer du château. Elle s'ouvrira. Dans la cour, il y a deux lions à la gueule grande ouverte. Si tu leurs lances à chacun un pain, ils se tiendront tranquilles. Ensuite, tu te hâteras et tu prendras l'élixir avant que minuit ne sonne. Sinon, la porte se refermerait et tu serais prisonnier.
Le prince le remercia, prit la férule et les pains et se mit en route. Tout se passa comme le nain l'avait prédit. La porte s'ouvrit au troisième coup et, après avoir apaisé les lions avec le pain, il entra dans le château et arriva dans une salle, grande et belle. Des princes victimes d'un sort qu'on leur avait jeté s'y tenaient endormis. Il leur prit l'anneau qu'ils portaient tous au doigt ; il s'empara également d'une épée et d'un pain qui étaient là. Dans une autre pièce, il vit une jolie jeune fille qu'il salua joyeusement. Elle lui donna un baiser et lui dit qu'il l'avait délivrée du sort et qu'il recevrait son royaume entier en remerciement. Et s'il revenait une année exactement plus tard, leurs noces seraient célébrées. Elle lui dit aussi où se trouvait la fontaine d'où coulait l'élixir. Il devait cependant se hâter et en prendre avant que sonnât minuit. Il continua donc et finit par arriver dans une chambre où se trouvait un beau lit invitant au sommeil. Comme il était fatigué, il décida de se reposer un peu. Il se coucha et s'endormit. Quand il se réveilla, minuit moins le quart sonnait. Effrayé, il sauta du lit, courut à la fontaine, prit de l'élixir dans un gobelet qui se trouvait là et partit en courant. Mais, tout juste il passait la porte, les douze coups de minuit sonnèrent et l'huis se referma si vite qu'il en eut un morceau du talon coupé.
Il était cependant heureux d'avoir l'élixir de vie. Il reprit le chemin de la maison et rencontra de nouveau le nain. Quand celui-ci vit l'épée et le pain, il lui dit :
- Tu viens de faire une bonne affaire ! Avec l'épée, tu seras capable de défaire une armée entière et le pain se renouvellera sans cesse.
Le prince ne voulait pas revenir chez son père sans avoir retrouvé ses frères. Il dit :
- Cher petit nain, ne pourrais-tu me dire où sont mes frères ? Ils sont partis avant moi à la recherche de l'élixir et ne sont pas revenus.
- Ils sont enfermés entre deux montagnes, répondit le nain. je leur ai jeté un sort parce qu'ils étaient vaniteux. Le prince le supplia tant que le nain les libéra. Mais il lui dit :
- Garde-toi d'eux ; ils ont mauvais coeur !
Quand ses frères arrivèrent, il se réjouit et leur conta ce qui était advenu qu'il avait trouvé l'élixir de vie et en ramenait un plein gobelet qu'il avait libéré du sort une jolie princesse , qu'elle l'attendrait pendant un an et que leurs noces seraient célébrées ; qu'il recevrait un grand royaume. Ils partirent tous trois sur leurs chevaux et parvinrent dans un pays où régnaient la famine et la guerre ; son roi croyait déjà qu'il allait mourir, tant était grande sa misère. Le prince vint vers lui, lui donna le pain et tous les habitants du pays s'en nourrirent. Il donna également l'épée au roi. Grâce à elle, celui-ci détruisit l'armée de ses ennemis et le royaume retrouva la paix et la tranquillité. Le prince reprit son pain et son épée et les trois frères poursuivirent leur chemin. Sur leur route, ils trouvèrent deux autres pays encore, en proie à la famine et à la guerre.A chaque fois, le prince prêtait au roi son épée et son pain. Il sauva donc ainsi trois royaumes. Ensuite, ils montèrent dans un bateau et traversèrent la mer. Pendant le voyage, les deux aînés s'entretinrent en secret.
- Notre cadet a trouvé l'élixir de vie et nous, rien du tout. Notre père lui donnera le royaume qui nous revient. Il nous enlèvera toute chance.
Ils se mirent d'accord pour lui nuire. Ils attendirent qu'il fût profondément endormi, prirent l'élixir dans son gobelet et le remplacèrent par l'eau salée de la mer. Quand ils arrivèrent chez eux, le plus jeune apporta son gobelet au roi malade pour qu'il y boive et recouvre la santé. Mais à peine en eut-il goûté qu'il tomba plus malade encore qu'auparavant. Comme il s'en plaignait, ses deux fils aînés vinrent auprès de lui et accusèrent leur cadet d'avoir voulu l'empoisonner. Mais eux, lui dirent-ils, apportaient le véritable élixir de vie. Ils le lui donnèrent. Dès les premières gouttes, il sentit que la maladie l'abandonnait et se retrouva fort et sain comme au temps de sa jeunesse. Les deux frères allèrent alors trouver le plus jeune et se moquèrent de lui, disant :
- C'est bien toi qui as découvert l'élixir et qui as eu tout le mal ; mais c'est nous qui en avons le bénéfice. Tu aurais été plus avisé de garder les yeux ouverts : nous te l'avons pris pendant que tu dormais sur le bateau. Et dans un an, l'un de nous ira chercher la jolie princesse. Mais garde-toi bien de nous dénoncer ! Notre père ne te croirait pas et si tu dis un seul mot, c'en sera fait de toi ! Si tu te tais, nous te ferons grâce.
Le vieux roi était en colère contre son plus jeune fils et croyait qu'il avait voulu le tuer. Il fit rassembler la Cour qui décida qu'il serait abattu secrètement.
Un jour, le prince était à la chasse et ne pensait pas à mal ; le chasseur du roi l'accompagnait. Comme celui-ci semblait triste, le prince lui demanda :
- Qu'est-ce qui ne va pas, cher chasseur ?
Le chasseur répondit :
- Je ne puis le dire, mais il faut que je le fasse.
Alors le prince :
- Dis-moi franchement ce qu'il en est, je te pardonnerai.
- Ah! répondit le chasseur, il me faut vous tuer ; le roi me l'a ordonné.
Le prince prit peur et dit:.
- Cher chasseur, laisse-moi en vie. je te donnerai mes habits royaux, donne-moi les tiens qui sont bien moins beaux.
Le chasseur répondit :
- Je veux bien ; je n'aurais de toute façon pas pu tirer sur vous.
Ils échangèrent leurs vêtements et le chasseur rentra chez lui tandis que le prince s'enfonçait plus avant dans la forêt.
Au bout d'un certain temps, trois voitures chargées d'or et de pierreries destinées au plus jeune des princes arrivèrent au château. Elles étaient envoyées, en signe de reconnaissance, par les trois rois qui avaient défait leurs ennemis avec l'épée prêtée par lui et nourri leur peuple avec son pain. Le vieux roi songea « Mon fils serait-il innocent ? » Il dit à ses gens :
- Si seulement il était encore en vie ! Je regrette de l'avoir fait tuer.
- Il vit encore, dit le chasseur. je n'ai pas eu la force d'exécuter vos ordres.
Et il raconta au roi ce qui s'était passé. Celui-ci se sentit libéré d'un grand poids. Il fit savoir par tout le royaume que son fils avait le droit de revenir et qu'il rentrerait en grâce.
Pendant ce temps, la princesse avait fait tracer une allée d'or et de brillants devant le château autrefois enchanté. Elle dit à ses gens que celui qui chevaucherait vers elle tout droit par ce chemin serait l'époux attendu et qu'il faudrait le laisser entrer. Quand le temps fut venu, l'aîné des princes se dit que le moment était arrivé de se rendre auprès de la princesse et de se donner pour son sauveur. Elle le recevrait pour époux et il obtiendrait le royaume, de surcroît. Il s'en alla donc et quand il arriva au château, il se dit en voyant la route d'or : « Ce serait bien dommage de galoper là-dessus ! » Il fit un écart et chevauche sur le bas-côté. Quand il fut devant la porte, les gens lui dirent qu'il n'était pas l'époux attendu et qu'il devait s'en retourner. Peu de temps après, le deuxième prince prit à son tour le chemin du château. Quand il arriva à la vole d'or et que son cheval y eut posé un sabot, il songea - « Ce serait bien dommage ! je vais passer à côté. » Il fit un écart et passa par le bas-côté. Quand il parvint à la porte, les gens lui dirent qu'il n'était pas celui qu'on attendait et qu'il devait s'en retourner. Lorsque l'année fut entièrement écoulée, le troisième prince s'apprêta à quitter les bois pour chevaucher vers sa bien-aimée et oublier auprès d'elle tous ses malheurs. Il se mit en route sans cesser de songer à elle. Perdu dans ses douces pensées, il ne vit pas du tout la route d'or sur laquelle trottait son cheval. Quand il arriva à la porte, elle lui fut ouverte. La princesse l'accueillit avec joie et lui dit qu'il était son sauveur et le seigneur de ce royaume. Les noces furent célébrées dans une grande félicité. Quand la fête fut terminée, la princesse raconta à son époux que son père l'avait invité à retourner auprès de lui et qu'il lui avait pardonné. Il chevauche jusque chez lui et raconta au roi comment ses frères l'avaient trompé et comment, malgré cela, il s'était tu sur leur compte. Le vieux roi voulait les punir. Mais ils s'étaient déjà embarqués sur un bateau et avaient disparu. On ne les revit jamais.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES SOULIERS DE BAL USÉS

Le roi avait douze filles, plus belles les unes que les autres. Elles dormaient ensemble dans une vaste pièce, leurs lits étaient alignés côte à côte, et chaque soir, dès qu'elles étaient couchées, le roi refermait la porte et poussait le verrou. Or, le roi constatait tous les matins, après avoir ouvert la porte, que les princesses avaient des souliers usés par la danse. Personne n'était capable d'élucider le mystère. Le roi proclama alors que celui qui trouverait où dansaient les princesses toutes les nuits, pourrait choisir une de ses filles pour épouse et deviendrait roi après sa mort. Mais le prétendant qui, au bout de trois jours et trois nuits, n'aurait rien découvert, aurait la tête coupée.
Bientôt, un prince, voulant tenter sa chance, se présenta. il fut très bien accueilli, et le soir on l'accompagna dans la chambre contiguë à la chambre à coucher des filles royales. On lui prépara son lit et le prince n'avait plus qu'à surveiller les filles pour découvrir où elles allaient danser ; et pour qu'elles ne puissent rien faire en cachette, la porte de la chambre à coucher resta ouverte.
Mais les paupières du prince s'alourdirent tout à coup et il s'endormit. Lorsqu'il se réveilla le matin, il ne put que constater que les princesses avaient été au bal et avaient dansé toutes les douze : leurs souliers rangés sous leurs lits étaient complètement usés. Les deuxième et troisième soirs il n'en fut pas autrement et le lendemain, le prince eut la tête coupée.
Par la suite, de nombreux garçons encore avaient visité le palais, mais tous payèrent leur courage de leur vie. Puis, un jour, un soldat pauvre et blessé qui ne pouvait plus servir dans l'armée, marcha vers la ville où siégeait le roi. Sur son chemin, il rencontra une vieille femme qui lui demanda où il allait.
- Je ne sais pas bien moi-même, répondit le soldat, et il ajouta en plaisantant :J'aurais bien envie de découvrir où toutes ces princesses dansent toutes les nuits !
- Ce n'est pas si difficile, dit la vieille femme, il faudrait que tu ne boives pas le vin qu'ils vont te servir et que tu fasses semblant de dormir d'un sommeil de plomb.
Puis, elle lui tendit une cape en disant :
- Si tu mets cette cape, tu deviendras invisible et tu pourras ainsi épier les douze danseuses.
Fort de ces bons conseils, le soldat se mit sérieusement à envisager d'aller au palais. Il prit son courage à deux mains, se présenta devant le roi et se déclara prêt à relever le défi. Il fut accueilli avec autant de soins que ses prédécesseurs et fut même revêtu d'un habit princier. Le soir venu, tout le monde se prépara à aller se coucher et le soldat fut amené dans l'antichambre des filles royales. Avant qu'il ne se couche, la princesse aînée entra, lui apportant une coupe de vin. Or, le soldat avait auparavant attaché sous son menton un petit tuyau ; il laissa le vin couler à l'intérieur et n'en avala donc pas une goutte. Il se coucha, puis il attendit un peu avant de se mettre à ronfler comme s'il dormait profondément.
Dès que les princesses l'entendirent, elles se mirent à rire et l'ainée dit :
- Quel dommage de risquer sa vie ainsi !
Elles se levèrent, ouvrirent les armoires, en sortirent des robes superbes et commencèrent à se faire belles devant la glace ; elles sautillaient, se réjouissant par avance de la soirée qui les attendait. Mais la plus jeune s'inquiéta :
- Vous vous réjouissez, mais moi j'ai comme un pressentiment. Un malheur nous attend.
- Ne sois pas bête, dit l'aînée, balayant ses soucis, tu es toujours inquiète. As-tu déjà oublié combien de princes nous ont déjà surveillées en vain ? Et le soldat à côté n'a même pas eu besoin de la potion pour s'endormir. Ce pauvre bougre ne se réveillera pas quoiqu'il arrive.
Néanmoins, lorsque les douze princesses eurent fini de s'habiller, elles allèrent jeter un coup d'oeil sur le soldat. Il avait les yeux fermés, respirait régulièrement et ne bougeait pas ; elles en conclurent qu'il n'y avait n'en à craindre. L'aînée s'approcha de son lit et frappa. Le lit s'effaça aussitôt pour laisser place à un escalier qui s'enfonçait sous la terre et les soeurs descendirent par ce passage. L'ainée ouvrait la marche, les autres la suivaient, l'une après l'autre. Le soldat avait tout vu et n'hésita pas longtemps : il jeta la cape sur ses épaules et se mit à descendre derrière la benjamine. Au milieu de l'escalier, il marcha un peu sur sa jupe ; la princesse eut peur et s'écria :
- Qu'est-ce que c'est ? Qui est-ce qui tient ma robe ?
- Que tu es bête ! la fit taire l'aînée, tu as dû juste t'accrocher à un clou.
Elles descendirent tout en bas pour se retrouver dans une allée merveilleuse. Les feuilles des arbres y étaient en argent, elles brillaient et scintillaient.
- Il faut que je garde une preuve, décida le soldat.
Il cassa une petite branche, mais l'arbre craqua très fort.
- Il se passe quelque chose s'écria, anxieuse, la plus jeune princesse. Avez-vous entendu ce bruit ?
Mais l'aînée la calma :
- Ce sont des coups de canon. Nos princes se réjouissent que nous allions bientôt les délivrer.
Elles avancèrent dans une autre allée où les feuilles étaient en or, et finalement elles entrèrent dans une allée où sur les arbres de vrais diamants étincelaient. Le soldat arracha une petite branche dans l'allée d'or et dans celle aux diamants et à chaque fois un craquement retentit. La plus jeune des princesses avait peur et sursautait à chaque fois ; mais l'aînée persistait à dire qu'il s'agissait bien des coups de canon en leur honneur.
Elles continuèrent leur chemin lorsqu'elles arrivèrent à un lac ; près de la rive voguaient douze barques et dans chacune d'elles se tenait un très beau prince. Les douze princes attendaient leurs douze princesses. Chacun en prit une dans sa barque. Le soldat s'assit près de la plus jeune.
- Je ne comprends pas, s'étonna le prince, la barque me semble aujourd'hui plus lourde que d'habitude. je dois ramer de toutes mes forces pour avancer.
- Ça doit être la chaleur ou l'orage, estima la petite princesse, je me sens moi aussi toute moite.
Sur l'autre rive brillait un palais magnifique, tout illuminé, et une musique très gaie s'en échappait. Le roulement des tambours et le son des trompettes résonnaient à la surface de l'eau. Les princes et les princesses accostèrent et entrèrent dans le palais, puis chaque prince invita la princesse de son choix à danser. Le soldat, toujours invisible, dansa avec eux, et chaque fois qu'une princesse prenait une coupe dans la main, il buvait le vin qu'elle contenait avant que la princesse ne pût approcher la coupe de ses lèvres. La plus jeune princesse en était toute retournée mais l'aînée était toujours là pour la rassurer.
Ils dansèrent toute la nuit, jusqu'à trois heures du matin ; à ce moment les semelles des souliers des princesses étaient déjà usées et elles durent s'arrêter. Les princes les ramenèrent sur l'autre rive, le soldat s'étant cette fois-ci assis à côté de l'ainée. Les princesses firent leurs adieux aux princes et promirent de revenir. Le soldat les devança en montant les marches, sauta dans son lit et lorsque les douze princesses fatiguées arrivèrent en haut à petits pas, dans la chambre un ronflement très fort résonnait déjà.
Les princesses l'ayant entendu, se dirent :
- Avec celui-là, il n'y a rien à craindre.
Et elles se déshabillèrent, rangèrent leurs belles robes dans les armoires, leurs souliers usés sous les lits et elles se couchèrent.
Le lendemain matin, le soldat décida de ne rien dire. Il avait envie d'aller au moins une fois encore avec elles pour être témoin de leurs étonnantes réjouissances. Il suivit donc les princesses la deuxième et la troisième nuit et tout se passa exactement comme la première fois ; les princesses dansèrent jusqu'à ce que leurs souliers soient usés jusqu'à la corde. La troisième nuit, le soldat emporta une coupe comme preuve.
Vint l'instant où le soldat dut donner la réponse au roi. Il mit dans sa poche les trois petites branches ainsi que la coupe, et il se présenta devant le trône. Les douze princesses se tenaient derrière la porte pour écouter ce qu'il allait dire.
Le roi demanda d'emblée :
- Où mes douze filles dansent-elles pour user tant leurs souliers ?
- Dans un palais qui est sous terre, répondit le soldat. Elles y dansent avec douze princes.
Et il se mit à raconter comment tout cela se passait ; et il montra les preuves. Le roi appela ses filles et leur demanda si le soldat avait dit la vérité. Les princesses, voyant que leur secret était découvert et qu'il ne servait à rien de nier, durent, bon gré mal gré, reconnaître les faits.
Lorsqu'elles avouèrent, le roi demanda au soldat laquelle des douze princesses il souhaitait épouser.
- Je ne suis plus un jeune homme, dit le soldat, donnez-moi votre fille aînée.
Les noces eurent lieu le jour même et le roi promit au soldat qu'après sa mort il deviendrait roi. Et les princes sous la terre furent à nouveau ensorcelés jusqu'à ce que se soient écoulées autant de nuits qu'ils en avaient passé à danser avec les princesses.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE LIÈVRE ET LE HÉRISSON

Personne ne voudra croire cette histoire. Elle est cependant véridique, car mon grand-père, qui me l'a dite, tenait beaucoup à répéter avant de me la raconter :
- Il faut bien qu'elle soit vraie, mon enfant, sinon je ne pourrais pas te la conter.
Voilà donc l'histoire : ça se passait en automne, un dimanche matin. Le soleil s'était levé bien brillant dans le ciel, le vent du matin caressait les chaumes d'une chaude haleine, les alouettes chantaient, les abeilles butinaient dans les fleurs et les gens endimanchés se rendaient à l'église. Tout le monde était content. Le hérisson aussi.
Le hérisson se tenait devant la porte de sa maison, les bras croisés, le regard dans le vent, entonnant une chanson ni bien ni mal, comme peut le faire un hérisson par un beau dimanche matin. Tout en chantant, il lui vint à l'idée que, pendant que sa femme lavait et habillait les enfants, il pourrait bien faire un bout de promenade à travers champs, pour voir ce que devenaient les navets. Les navets n'étaient pas loin de sa maison il s'en nourrissait avec sa famille et, par conséquent, les considérait comme sa propriété personnelle. Le hérisson tira derrière lui la porte de la maison et prit le chemin du champ. Il n'était pas encore très loin et s'apprêtait justement à contourner un buisson de prunelliers, avant de monter vers le champ, quand il rencontra le lièvre qui était en route avec les mêmes intentions que lui : il voulait aller voir ses choux. Le hérisson le salua amicalement. Le lièvre, monsieur très considérable en son genre et horriblement fier, ne lui rendit même pas son salut, se contentant de lui dire d'un air mielleux :
- Comment se fait-il que tu te promènes dans les champs de si bon matin ?
- je me promène, répondit le hérisson.
- Tu te promènes ? ricana le lièvre. J'ai l'impression que tu pourrais te servir de tes jambes à meilleur usage.
Ce discours irrita énormément le hérisson, car il supportait toutes les plaisanteries, sauf celles ayant trait à ses jambes que la nature avait faites torses.
- T'imaginerais-tu, dit-il au lièvre, que tu peux mieux faire que moi avec tes jambes ?
- Je me l'imagine ! lui dit le lièvre.
- Eh bien ! dit le hérisson, nous allons voir. je suis sûr de te dépasser si nous faisons une course.
- Tu plaisantes ! toi, avec tes jambes tordues ? dit le lièvre. Mais enfin, d'accord, si tu y tiens absolument. Que parions-nous ?
- Un louis d'or et une bouteille de vin, dit le hérisson.
- Accepté, répondit le lièvre. Topons là et on pourra y aller.
- Non, ce n'est pas si pressé, dit le hérisson. je suis encore à jeun. je vais d'abord aller à la maison pour prendre mon petit déjeuner. Dans une demi-heure, je serai de nouveau ici.
Le lièvre accepta et le hérisson s'en alla. En chemin, il pensa : « Le lièvre s'en remet à ses longues jambes. Mais je l'aurai quand même. Il a beau être un monsieur considérable, il n'en est pas moins un pauvre sot. Il faudra bien qu'il paye ! » Quand il arriva chez lui, il dit à sa femme :
- Femme, habille-toi vite, il faut que tu viennes aux champs avec moi
- Que se passe-t-il donc ? demanda sa femme.
- J'ai parié un louis d'or et une bouteille de vin avec le lièvre. Nous allons faire une course et il faut que tu sois présente.
- Ah ! Mon Dieu ! se mit à gémir dame Hérissonne. Serais-tu fou ? Tu as donc perdu complètement la raison. Comment peux-tu faire un pari, pour une course avec un lièvre ?
- Tais-toi, femme ! dit le hérisson. Cela me regarde. Ne t'occupe pas des affaires des hommes. En avant, marche ! Habille-toi et viens !
Il n'y avait rien à faire : elle dut le suivre, bon gré, mal gré.
En cours de chemin, le hérisson dit à sa femme :
- Écoute bien ce je vais te dire ; tu vois, c'est dans ce champ que nous allons faire la course. Le lièvre court dans ce sillon, moi dans cet autre. Nous partirons de là-bas. Tu n'as rien d'autre à faire qu'à te placer au bout de ce sillon et quand le lièvre arrivera, tu diras : « je suis déjà arrivé ».
Arrivé sur place, le hérisson laissa sa femme à un bout du champ et se rendit à l'autre extrémité. Le lièvre l'attendait.
- On peut y aller ? demanda-t-il.
- Bien sûr, répondit le hérisson.
- Eh bien ! allons-y !
Et chacun de prendre place dans son sillon. Le lièvre compte
- Un, deux, trois. Et il démarra avec la vitesse d'un vent d'orage. Le hérisson lui, ne fit que trois ou quatre pas, se coucha au fond du sillon et ne bougea plus.
Lorsque le lièvre en plein élan arriva au bout du champ, la femme du hérisson lui cria :
- je suis déjà ici
Le lièvre n'en revenait pas. Il croyait que c'était le hérisson lui-même qui lui parlait. Sa femme avait exactement la même apparence que lui. Mais le lièvre dit.
- Ce n'est pas naturel. Et il s'écria.
- je vais recourir dans l'autre sens !
Et, de nouveau, il partit comme une tempête, et ses oreilles en volaient au-dessus de sa tête. La femme du hérisson resta tranquillement à sa place. Quand le lièvre arriva à l'autre extrémité du champ, le hérisson lui cria
- Je suis déjà ici !
Le lièvre, que la passion mettait hors de lui, s'écria
- On refait le même chemin ?
- Ça m'est égal, dit le hérisson. Aussi longtemps que tu voudras.
Et c'est ainsi que le lièvre courut encore soixante-treize fois et le hérisson gagnait toujours. Chaque fois que le lièvre arrivait en bas ou en haut du champ, le hérisson ou sa femme disaient : « je suis déjà ici ! »
À la soixante-quatorzième fois, le lièvre n'arriva pas jusqu'au bout du parcours. Il tomba au milieu du champ, le sang lui sortant par la bouche. Il était mort. Le hérisson prit le louis d'or et la bouteille de vin qu'il avait gagnés, appela sa femme, et tous deux, bien contents, regagnèrent leur maison. Et s'ils ne sont pas morts depuis, c'est qu'ils vivent encore.
C'est ainsi qu'il arriva sur la lande qu'un lièvre fit la course avec un hérisson jusqu'à en mourir. Et depuis ce jour-là, dans ce pays, aucun lièvre ne s'est laissé prendre à parier pour une course avec un hérisson.