Histoire du pêcheur
Antoine Galland (1646 - 1715)
Il y avait autrefois un pêcheur fort âgé, et si
pauvre, qu'à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois
enfants, dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche
de grand matin, et chaque jour il s'était fait une loi de ne jeter ses filets
que quatre fois seulement.
Il partit un matin au clair de lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla
et jeta ses filets ; et comme il les tirait vers le rivage il sentit d'abord de
la résistance. Il crut avoir fait une bonne pêche, et s'en réjouissait déjà
en lui-même ; mais un moment après, s'apercevant qu'au lieu de poisson il n'y
avait dans ses filets que la carcasse d'un âne, il en eut beaucoup de
chagrin...
Quand le pêcheur, affligé d'avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé
ses filets, que la carcasse de l'âne avait rompus en plusieurs endroits, il les
jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance,
ce qui lui fit croire qu'ils étaient remplis de poissons ; mais il n'y trouva
qu'un grand panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême
affliction.
- 0 fortune ! s'écria-t-il d'une voix pitoyable, cesse d'être en colère
contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l'épargner ! Je
suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m'annonces ma
mort. Je n'ai pas d'autre métier que celui-ci pour subsister, et malgré tous
les soins que j'y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins
de ma famille. Mais j'ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à
maltraiter les honnêtes gens et à laisser de grands hommes dans l'obscurité,
tandis que tu favorises les méchants et que tu élèves ceux qui n'ont aucune
vertu qui les rende recommandables.
En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier, et après avoir bien
lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième
fois. Mais il n'amena que des pierres, des coquilles et de l'ordure. On ne
saurait expliquer quel fut son désespoir : peu s'en fallut qu'il ne perdît
l'esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n'oublia pas de
faire sa prière en bon musulman, ensuite il ajouta celle-ci :
- Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour.
Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon
travail. Il ne m'en reste plus qu'une ; je vous supplie de me rendre la mer
favorable, comme vous l'avez rendue à Moïse.
Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois.
Quand il jugea qu'il devait y avoir du poisson, il les tira comme auparavant
avec assez de peine. Il n'y en avait pas pourtant ; mais il y trouva un vase de
cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose, et il
remarqua qu'il était fermé et scellé de plomb, avec l'empreinte d'un sceau.
Cela le réjouit :
- Je le vendrai au fondeur, disait-il, et de l'argent que j'en ferai, j'en achèterai
une mesure de blé.
Il examina le vase de tous côtés, il le secoua pour voir si ce qui était
dedans ne ferait pas de bruit. Il n'entendit rien, et cette circonstance, avec
l'empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, fit penser qu'il devait être
rempli de quelque chose de précieux. Pour s'en éclaircir, il prit son couteau,
et, avec un peu de peine, il l'ouvrit. Il en pencha aussitôt l'ouverture contre
terre, mais il n'en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa
devant lui, et pendant qu'il le considérait attentivement, il en sortit une fumée
fort épaisse qui l'obligea à reculer deux ou trois pas en arrière.
Cette fumée s'éleva jusqu'aux nues, et, s'étendant sur la mer et sur le
rivage, forma un gros brouillard, spectacle qui causa, comme on peut se
l'imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut
toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma
un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A l'aspect
d'un monstre d'une grandeur si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite
; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu'il ne put marcher.
- Salomon, s'écria d'abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon,
pardon, jamais je ne m'opposerai à vos volontés. J'obéirai à tous vos
commandements...
Le pêcheur n'eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avait prononcées,
qu'il se rassura et lui dit :
- Esprit superbe, que dites-vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que
Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin
des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez
renfermé dans ce vase.
A ce discours, le génie, regardant le pêcheur d'un air fier, lui répondit :
- Parle-moi plus civilement : tu es bien hardi de m'appeler esprit superbe.
- Eh bien ! repartit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité en
vous appelant hibou du bonheur ?
- Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te
tue.
- Eh ! pourquoi me tueriez-vous ? répliqua le pêcheur. Je viens de vous mettre
en liberté ; l'avez-vous déjà oublié ?
- Non, je m'en souviens, repartit le génie ; mais cela ne m'empêchera pas de
te faire mourir, et je n'ai qu'une seule grâce à t'accorder.
- Et quelle est cette grâce ? dit le pêcheur.
- C'est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux
que je te tue.
- Mais en quoi vous ai-je offensé ? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous
voulez me récompenser du bien que je vous ai fait ?
- Je ne puis te traiter autrement, dit le génie ; et afin que tu en sois
persuadé, écoute mon histoire :
Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu.
Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se
soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas
faire cette bassesse. Pour s'en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils
de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté.
Assaf vint se saisir de ma personne et me mena malgré moi devant le trône du
roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de
vie, de reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je
refusai hautement de lui obéir, et j'aimai mieux m'exposer à tout son
ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu'il
exigeait de moi. Pour me punir, il m'enferma dans ce vase de cuivre, et afin de
s'assurer de moi et que je pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur
le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu était gravé. Cela
fait, il mit le vase entre les mains d'un des génies qui lui obéissaient, avec
ordre de me jeter à la mer ; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant
le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu'un m'en délivrait avant
les cent ans achevés, je le rendrais riche, même après sa mort. Mais le siècle
s'écoula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je
fis serment d'ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en
liberté ; mais je ne fus pas plus heureux. Dans la troisième, je promis de
faire puissant monarque mon libérateur, d'être toujours près de lui en
esprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature
qu'elles pussent être ; mais ce siècle se passa comme les deux autres, et je
demeurai toujours dans le même état. Enfin, désolé, ou plutôt enragé de me
voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu'un me délivrait dans la
suite, je le tuerais impitoyablement et ne lui accorderais point d'autre grâce
que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse
mourir : c'est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd'hui, et que tu m'as délivré,
choisis comment tu veux que je te tue.
Ce discours affligea fort le pêcheur.
- Je suis bien malheureux, s'écria-t-il, d'être venu en cet endroit rendre un
si grand service à un ingrat ! Considérez, de grâce, votre injustice, et révoquez
un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même : si
vous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les
complots qui se formeront contre vos jours.
- Non, ta mort est certaine, dit le génie ; choisis seulement de quelle sorte
tu veux que je te fasse mourir.
Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extrême,
non pas tant pour l'amour de lui, qu'à cause de ses trois enfants dont il
plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha
encore d'apaiser le génie.
- Hélas ! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que
j'ai fait pour vous.
- Je te l'ai déjà dit, repartit le génie, c'est justement pour cette raison
que je suis obligé de t'ôter la vie.
- Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre
le mal pour le bien. Le proverbe dit que qui fait du bien à celui qui ne le mérite
pas en est toujours mal payé. Je croyais, je l'avoue, que cela était faux : en
effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société ; néanmoins,
j'éprouve cruellement que cela n'est que trop véritable.
- Ne perdons pas le temps, interrompit le génie ; tous tes raisonnements ne
sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites
queje te tue.
La nécessité donne de l'esprit. Le pêcheur s'avisa d'un stratagème :
- Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à
la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous
conjure, par le grand nom de Dieu, qui était gravé sur le sceau du prophète
Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j'ai à vous
faire.
Quand le génie vit qu'on lui faisait une adjuration qui le contraignit de répondre
positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur :
- Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi.
Le génie, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit :
- Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase ; oseriez-vous en
jurer par le grand nom de Dieu ?
- Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j'y étais, et cela est
très véritable.
- En bonne foi, répondit le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne
pourrait pas seulement contenir un de vos pieds : comment se peut-il que votre
corps y ait été renfermé tout entier ?
- Je te jure pourtant, repartit le génie, que j'y étais tel que tu me vois.
Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t'ai fait ?
- Non, vraiment, dit le pêcheur, et je ne vous croirai point, à moins que vous
ne me fassiez voir la chose.
Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée
s'étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant
ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une
succession lente et égale, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien au-dehors.
Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur :
- Eh bien ! incrédule pêcheur, me voici dans le vase : me crois-tu présentement
?
Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb, et
ayant fermé promptement le vase :
- Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour, et choisis de quelle
mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette
à la mer, dans le même endroit d'où je t'ai tiré puis je ferais bâtir une
maison sur ce rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui
viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie
comme toi qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté.
A ces paroles offensantes, le génie, irrité, fit tous ses efforts pour sortir
du vase ; mais c'est ce qui ne lui fut pas possible : car l'empreinte du sceau
du prophète Salomon, fils de David, l'en empêchait. Aussi, voyant que le pêcheur
avait alors l'avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère.
- Pêcheur, lui dit-il d'un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis.
Ce que j'en ai fait n'a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la
chose sérieusement.
- 0 génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n'y a qu'un moment, le
plus grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends
que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer.
Si tu y as demeuré tout le temps que tu m'as dit, tu pourras bien y demeurer
jusqu'au jour du jugement. Je t'ai prié au nom de Dieu de ne me pas ôter la
vie, tu as rejeté mes prières je dois te rendre la pareille.