Le Stoïque Soldat de Plomb.
Il y avait une fois vingt cinq soldats de plomb, tous
frères, tous nés d'une vieille cuiller de plomb : l'arme au bras, la tête
droite, leur uniforme rouge et bleu n'était pas mal du tout.
La première parole qu'ils entendirent en ce monde, lorsqu'on souleva le
couvercle de la boîte fut : des soldats de plomb ! Et c'est un petit garçon
qui poussa ce cri en tapant des mains. Il les avait reçus en cadeau pour son
anniversaire et tout de suite il les aligna sur la table.
Les soldats se ressemblaient exactement, un seul était un peu différent, il
n'avait qu'une jambe, ayant été fondu le dernier quand il ne restait plus
assez de plomb. Il se tenait cependant sur son unique jambe aussi fermement que
les autres et c'est à lui, justement, qu'arriva cette singulière histoire.
Sur la table où l'enfant les avait alignés, il y avait beaucoup d'autres
jouets, dont un joli château de carton qui frappait tout de suite le regard. A
travers les petites fenêtres on pouvait voir jusque dans l'intérieur du salon.
Au-dehors, de petits arbres entouraient un petit miroir figurant un lac sur
lequel voguaient et se miraient des cygnes de cire. Tout l'ensemble était bien
joli, mais le plus ravissant était une petite demoiselle debout sous le portail
ouvert du château. Elle était également découpée dans du papier, mais
portait une large jupe de fine batiste très claire, un étroit ruban bleu
autour de ses épaules en guise d'écharpe sur laquelle scintillait une
paillette aussi grande que tout son visage. La petite demoiselle tenait les deux
bras levés, car c'était une danseuse, et elle levait aussi une jambe en l'air,
si haut, que notre soldat ne la voyait même pas. Il crut que la petite danseuse
n'avait qu'une jambe, comme lui-même.
«Voilà une femme pour moi, pensa-t-il, mais elle est de haute condition, elle
habite un château, et moi je n'ai qu'une boîte dans laquelle nous sommes
vingt-cinq, ce n'est guère un endroit digne d'elle. Cependant, tâchons de lier
connaissance. »
Il s'étendit de tout son long derrière une tabatière qui se trouvait sur la
table ; de là, il pouvait admirer à son aise l'exquise petite demoiselle qui
continuait à se tenir debout sur une jambe sans perdre l'équilibre.
Lorsque la soirée s'avança, tous les autres soldats réintégrèrent leur boîte
et les gens de la maison allèrent se coucher. Alors les jouets se mirent à
jouer à la visite, à la guerre, au bal.
Les soldats de plomb s'entrechoquaient bruyamment dans la boîte, ils voulaient
être de la fête, mais n'arrivaient pas à soulever le couvercle. Le casse-
noisettes faisait des culbutes et la craie batifolait sur l'ardoise. Au milieu
de ce tapage, le canari s'éveilla et se mit à gazouiller et cela en vers, s'il
vous plaît. Les deux seuls à ne pas bouger de leur place étaient le soldat de
plomb et la petite danseuse, elle toujours droite sur la pointe des pieds, les
deux bras levés ; lui, bien ferme sur sa jambe unique. Pas un instant il ne la
quittait des yeux. L'horloge sonna minuit. Alors, clac ! le couvercle de la
tabatière sauta, il n'y avait pas le moindre brin de tabac dedans (c'était une
attrape), mais seulement un petit diable noir.
- Soldat de plomb, dit le diablotin, veux-tu bien mettre tes yeux dans ta poche
? Mais le soldat de plomb fit semblant de ne pas entendre.
- Attends voir seulement jusqu'à demain, dit le diablotin.
Le lendemain matin, quand les enfants se levèrent, le soldat fut placé sur la
fenêtre. Tout à coup - par le fait du petit diable ou par suite d'un courant
d'air -, la fenêtre s'ouvrit brusquement, le soldat piqua, tête la première,
du troisième étage. Quelle équipée ! Il atterrit la jambe en l'air, tête en
bas, sur sa casquette, la baïonnette fichée entre les pavés.
La servante et le petit garçon descendirent aussitôt pour le chercher. Ils
marchaient presque dessus, mais ne le voyaient pas. Bien sûr ! Si le soldat de
plomb avait crié : « Je suis là », ils l'auraient découvert. Mais lui ne
trouvait pas convenable de crier très haut puisqu'il était en uniforme.
La pluie se mit à tomber de plus en plus fort, une vraie trombe ! Quand elle
fut passée, deux gamins des rues arrivèrent.
- Dis donc, dit l'un d'eux, voilà un soldat de plomb, on va lui faire faire un
voyage. D'un joumal, ils confectionnèrent un bateau, placèrent le soldat au
beau milieu, et le voilà descendant le ruisseau, les deux garçons courant à côté
et battant des mains. Dieu ! Quelles vagues dans ce ruisseau ! Et quel courant !
Bien sûr, il avait plu à verse ! Le bateau de papier montait et descendait et
tournoyait sur lui-même à faire trembler le soldat de plomb, mais il demeurait
stoïque, sans broncher, et regardait droit devant lui, l'arme au bras.
Soudain le bateau entra sous une large planche couvrant le ruisseau. Il y
faisait aussi sombre que s'il avait été dans sa boîte.
« Où cela va-t-il me mener ? pensa-t-il. C'est sûrement la faute du diable de
la boîte. Hélas! Si la petite demoiselle était seulement assise à côté de
moi dans le bateau, j'accepterais bien qu'il y fit deux fois plus sombre. »
A ce moment surgit un gros rat d'égout qui habitait sous la planche.
- Passeport ! cria-t-il, montre ton passeport, vite !
Le soldat de plomb demeura muet, il serra seulement un peu plus fort son fusil.
Le bateau continuait sa course et le rat lui courait après en grinçant des
dents et il criait aux épingles et aux brins de paille en dérive.
- Arrêtez-le, arrêtez-le, il n'a pas payé de douane, ni montré son passeport
!
Mais le courant devenait de plus en plus fort. Déjà, le soldat de plomb
apercevait la clarté du jour là où s'arrêtait la planche, mais il entendait
aussi un grondement dont même un brave pouvait s'effrayer. Le ruisseau, au bout
de la planche, se jetait droit dans un grand canal. C'était pour lui aussi
dangereux que pour nous de descendre en bateau une longue chute d'eau.
Il en était maintenant si près que rien ne pouvait l'arrêter. Le bateau fut
projeté en avant, le pauvre soldat de plomb se tenait aussi raide qu'il le
pouvait, personne ne pourrait plus tard lui reprocher d'avoir seulement cligné
des yeux. L'esquif tournoya deux ou trois fois, s'emplit d'eau jusqu'au bord, il
allait sombrer. Le soldat avait de l'eau jusqu'au cou et le bateau s'enfonçait
toujours davantage, le papier s'amollissait de plus en plus, l'eau passa bientôt
par-dessus la tête du navigateur. Alors, il pensa à la ravissante petite
danseuse qu'il ne reverrait plus jamais, et à ses oreilles tinta la chanson :
Tu es en grand danger, guerrier !
Tu vas souffrir la malemort !
Le papier se déchira, le soldat passa au travers ... mais, au même instant,
un gros poisson l'avala.
Non ! Ce qu'il faisait sombre là-dedans ! Encore plus que sous la planche du
ruisseau, et il était bien à l'étroit, notre soldat, mais toujours stoïque
il resta couché de tout son long, l'arme au bras.
Le poisson s'agitait, des secousses effroyables le secouaient. Enfin, il demeura
parfaitement tranquille, un éclair sembla le traverser. Puis, la lumière
l'inonda d'un seul coup et quelqu'un cria :
« Un soldat de plomb ! »
Le poisson avait été pêché, apporté au marché, vendu, monté à la cuisine
où la servante l'avait ouvert avec un grand couteau. Elle saisit entre deux
doigts le soldat par le milieu du corps et le porta au salon où tout le monde
voulait voir un homme aussi remarquable, qui avait voyagé dans le ventre d'un
poisson, mais lui n'était pas fier. On le posa sur la table ...
Comme le monde est petit ! ... Il se retrouvait dans le même salon où il avait
été primitivement, il revoyait les mêmes enfants, les mêmes jouets sur la
table, le château avec l'exquise petite danseuse toujours debout sur une jambe
et l'autre dressée en l'air ; elle aussi était stoïque.
Le soldat en était tout ému, il allait presque pleurer des larmes de plomb,
mais cela ne se faisait pas ... il la regardait et elle le regardait, mais ils
ne dirent rien. Soudain, un des petits garçons prit le soldat et le jeta dans
le poêle sans aucun motif, sûrement encore sous l'influence du diable de la
tabatière. Le soldat de plomb tout ébloui sentait en lui une chaleur
effroyable. Etait-ce le feu ou son grand amour ? Il n'avait plus ses belles
couleurs, était-ce le voyage ou le chagrin? Il regardait la petite demoiselle
et elle le regardait, il se sentait fondre, mais stoïque, il restait debout,
l'arme au bras. Alors, la porte s'ouvrit, le vent saisit la danseuse et, telle
une sylphide, elle s'envola directement dans le poêle près du soldat. Elle
s'enflamma ... et disparut. Alors, le soldat fondit, se réduisit en un petit
tas, et lorsque la servante, le lendemain, vida les cendres, elle y trouva comme
un petit coeur de plomb. De la danseuse, il ne restait rien que la paillette,
toute noircie par le feu, noire comme du charbon.
La Petite Sirène
Hans Christian Andersen
Au large dans la er, l'eau est bleue comme les pétales
du plus beau bleuet et transparente comme le plus pur cristal; mais elle est si
profonde qu'on ne peut y jeter l'ancre et qu'il faudrait mettre l'une sur
l'autre bien des tours d'église pour que la dernière émerge à la surface.
Tout en bas, les habitants des ondes ont leur demeure.
Mais n'allez pas croire qu'il n'y a là que des fonds de sable nu blanc, non il
y pousse les arbres et les plantes les plus étranges dont les tiges et les
feuilles sont si souples qu'elles ondulent au moindre mouvement de l'eau. On
dirait qu'elles sont vivantes. Tous les poissons, grands et petits, glissent
dans les branches comme ici les oiseaux dans l'air.
A l'endroit le plus profond s'élève le château du Roi de la Mer. Les murs en
sont de corail et les hautes fenêtres pointues sont faites de l'ambre le plus
transparent, mais le toit est en coquillages qui se ferment ou s'ouvrent au
passage des courants. L'effet en est féerique car dans chaque coquillage il y a
des perles brillantes dont une seule serait un ornement splendide sur la
couronne d'une reine.
Le Roi de la Mer était veuf depuis de longues années, sa vieille maman tenait
sa maison. C'était une femme d'esprit, mais fière de sa noblesse; elle portait
douze huîtres à sa queue, les autres dames de qualité n'ayant droit qu'à
six. Elle méritait du reste de grands éloges et cela surtout parce qu'elle
aimait infiniment les petites princesses de la mer, filles de son fils. Elles étaient
six enfants charmantes, mais la plus jeune était la plus belle de toutes, la
peau fine et transparente tel un pétale de rose blanche, les yeux bleus comme
l'océan profond ... mais comme toutes les autres, elle n'avait pas de pieds,
son corps se terminait en queue de poisson.
Le château était entouré d'un grand jardin aux arbres rouges et bleu sombre,
aux fruits rayonnants comme de l'or, les fleurs semblaient de feu, car leurs
tiges et leurs pétales pourpres ondulaient comme des flammes. Le sol était
fait du sable le plus fin, mais bleu comme le soufre en flammes. Surtout cela
planait une étrange lueur bleuâtre, on se serait cru très haut dans l'azur
avec le ciel au-dessus et en dessous de soi, plutôt qu'au fond de la mer.
Par temps très calme, on apercevait le soleil comme une fleur de pourpre, dont
la corolle irradiait des faisceaux de lumière.
Chaque princesse avait son carré de jardin où elle pouvait bêcher et planter
à son gré, l'une donnait à sa corbeille de fleurs la forme d'une baleine,
l'autre préférait qu'elle figurât une sirène, mais la plus jeune fit la
sienne toute ronde comme le soleil et n'y planta que des fleurs éclatantes
comme lui.
C'était une singulière enfant, silencieuse et réfléchie. Tandis que ses
soeurs ornaient leurs jardinets des objets les plus disparates tombés de
navires naufragés, elle ne voulut, en dehors des fleurs rouges comme le soleil
de là- haut, qu'une statuette de marbre, un charmant jeune garçon taillé dans
une pierre d'une blancheur pure, et échouée, par suite d'un naufrage, au fond
de la mer. Elle planta près de la statue un saule pleureur rouge qui grandit à
merveille. Elle n'avait pas de plus grande joie que d'entendre parler du monde
des humains. La grand-mère devait raconter tout ce qu'elle savait des bateaux
et des villes, des hommes et des bêtes et, ce qui l'étonnait le plus, c'est
que là- haut, sur la terre, les fleurs eussent un parfum, ce qu'elles n'avaient
pas au fond de la mer, et que la forêt y fût verte et que les poissons
voltigeant dans les branches chantassent si délicieusement que c'en était un
plaisir. C'étaient les oiseaux que la grand-mère appelait poissons, autrement
les petites filles ne l'auraient pas comprise, n'ayant jamais vu d'oiseaux.
- Quand vous aurez vos quinze ans, dit la grand-mère, vous aurez la permission
de monter à la surface, de vous asseoir au clair de lune sur les rochers et de
voir passer les grands vaisseaux qui naviguent et vous verrez les forêts et les
villes, vous verrez !!!
Au cours de l'année, l'une des soeurs eut quinze ans et comme elles se
suivaient toutes à un an de distance, la plus jeune devait attendre cinq
grandes années avant de pouvoir monter du fond de la mer.
Mais chacune promettait aux plus jeunes de leur raconter ce qu'elle avait vu de
plus beau dès le premier jour, grand-mère n'en disait jamais assez à leur gré,
elles voulaient savoir tant de choses !
Aucune n'était plus impatiente que la plus jeune, justement celle qui avait le
plus longtemps à attendre, la silencieuse, la pensive ...
Que de nuits elle passait debout à la fenêtre ouverte, scrutant la sombre eau
bleue que les poissons battaient de leurs nageoires et de leur queue. Elle
apercevait la lune et les étoiles plus pâles il est vrai à travers l'eau,
mais plus grandes aussi qu'à nos yeux. Si parfois un nuage noir glissait
au-dessous d'elles, la petite savait que c'était une baleine qui nageait dans
la mer, ou encore un navire portant de nombreux hommes, lesquels ne pensaient sûrement
pas qu'une adorable petite sirène, là, tout en bas, tendait ses fines mains
blanches vers la quille du bateau.
Vint le temps où l'aînée des princesses eut quinze ans et put monter à la
surface de la mer.
A son retour, elle avait mille choses à raconter mais le plus grand plaisir,
disait-elle, était de s'étendre au clair de lune sur un banc de sable par une
mer calme et de voir, tout près de la côte, la grande ville aux lumières
scintillantes comme des centaines d'étoiles, d'entendre la musique et tout ce
vacarme des voitures et des gens, d'apercevoir tant de tours d'églises et de
clochers, d'entendre sonner les cloches. Justement, parce qu'elle ne pouvait y
aller, c'était de cela qu'elle avait le plus grand désir. Oh! comme la plus
jeune soeur l'écoutait passionnément, et depuis lors, le soir, lorsqu'elle se
tenait près de la fenêtre ouverte et regardait en haut à travers l'eau sombre
et bleue, elle pensait à la grande ville et à ses rumeurs, et il lui semblait
entendre le son des cloches descendant jusqu'à elle.
L'année suivante, il fut permis à la deuxième soeur de monter à la surface
et de nager comme elle voudrait. Elle émergea juste au moment du coucher du
soleil et ce spectacle lui parut le plus merveilleux. Tout le ciel semblait d'or
et les nuages - comment décrire leur splendeur ? - pourpres et violets, ils
voguaient au-dessus d'elle, mais, plus rapide qu'eux, comme un long voile blanc,
une troupe de cygnes sauvages volaient très bas au-dessus de l'eau vers le
soleil qui baissait. Elle avait nagé de ce côté, mais il s'était enfoncé,
il avait disparu et la lueur rose s'était éteinte sur la mer et sur les
nuages.
L'année suivante, ce fut le tour de la troisième soeur. Elle était la plus
hardie de toutes, aussi remonta-t-elle le cours d'un large fleuve qui se jetait
dans la mer. Elle vit de jolies collines vertes couvertes de vignes, des châteaux
et des fermes apparaissaient au milieu des forêts, elle entendait les oiseaux
chanter et le soleil ardent l'obligeait souvent à plonger pour rafraîchir son
visage brûlant.
Dans une petite anse, elle rencontra un groupe d'enfants qui couraient tout nus
et barbotaient dans l'eau. Elle aurait aimé jouer avec eux, mais ils
s'enfuirent effrayés, et un petit animal noir - c'était un chien, mais elle
n'en avait jamais vu - aboya si férocement après elle qu'elle prit peur et
nagea vers le large.
La quatrième n'était pas si téméraire, elle resta au large et raconta que c'était
là précisément le plus beau. On voyait à des lieues autour de soi et le
ciel, au-dessus, semblait une grande cloche de verre. Elle avait bien vu des
navires, mais de très loin, ils ressemblaient à de grandes mouettes, les
dauphins avaient fait des culbutes et les immenses baleines avaient fait jaillir
l'eau de leurs narines, des centaines de jets d'eau.
Vint enfin le tour de la cinquième soeur. Son anniversaire se trouvait en
hiver, elle vit ce que les autres n'avaient pas vu. La mer était toute verte,
de- ci de-là flottaient de grands icebergs dont chacun avait l'air d'une perle.
Elle était montée sur l'un d'eux et tous les voiliers s'écartaient effrayés
de l'endroit où elle était assise, ses longs cheveux flottant au vent, mais
vers le soir les nuages obscurcirent le ciel, il y eut des éclairs et du
tonnerre, la mer noire élevait très haut les blocs de glace scintillant dans
le zigzag de la foudre. Sur tous les bateaux, on carguait les voiles dans
l'angoisse et l'inquiétude, mais elle, assise sur l'iceberg flottant, regardait
la lame bleue de l'éclair tomber dans la mer un instant illuminée.
La première fois que l'une des soeurs émergeait à la surface de la mer, elle
était toujours enchantée de la beauté, de la nouveauté du spectacle, mais,
devenues des filles adultes, lorsqu'elles étaient libres d'y remonter comme
elles le voulaient, cela leur devenait indifférent, elles regrettaient leur
foyer et, au bout d'un mois, elles disaient que le fond de la mer c'était plus
beau et qu'on était si bien chez soi !
Lorsque le soir les soeurs, se tenant par le bras, montaient à travers l'eau
profonde, la petite dernière restait toute seule et les suivait des yeux ; elle
aurait voulu pleurer, mais les sirènes n'ont pas de larmes et n'en souffrent
que davantage.
- Hélas ! que n'ai-je quinze ans ! soupirait-elle. Je sais que moi j'aimerais
le monde de là-haut et les hommes qui y construisent leurs demeures.
- Eh bien, tu vas échapper à notre autorité, lui dit sa grand-mère, la
vieille reine douairière. Viens, que je te pare comme tes soeurs. Elle mit sur
ses cheveux une couronne de lys blancs dont chaque pétale était une demi-perle
et elle lui fit attacher huit huîtres à sa queue pour marquer sa haute
naissance.
- Cela fait mal, dit la petite.
- Il faut souffrir pour être belle, dit la vieille.
Oh! que la petite aurait aimé secouer d'elle toutes ces parures et déposer
cette lourde couronne! Les fleurs rouges de son jardin lui seyaient mille fois
mieux, mais elle n'osait pas à présent en changer.
-Au revoir, dit-elle, en s'élevant aussi légère et brillante qu'une bulle à
travers les eaux.
Le soleil venait de se coucher lorsqu'elle sortit sa tête à la surface, mais
les nuages portaient encore son reflet de rose et d'or et, dans l'atmosphère
tendre, scintillait l'étoile du soir, si douce et si belle! L'air était pur et
frais, et la mer sans un pli.
Un grand navire à trois mâts se trouvait là, une seule voile tendue, car il
n'y avait pas le moindre souffle de vent, et tous à la ronde sur les cordages
et les vergues, les matelots étaient assis. On faisait de la musique, on
chantait, et lorsque le soir s'assombrit, on alluma des centaines de lumières
de couleurs diverses. On eût dit que flottaient dans l'air les drapeaux de
toutes les nations.
La petite sirène nagea jusqu'à la fenêtre du salon du navire et, chaque fois
qu'une vague la soulevait, elle apercevait à travers les vitres transparentes
une réunion de personnes en grande toilette. Le plus beau de tous était un
jeune prince aux yeux noirs ne paraissant guère plus de seize ans. C'était son
anniversaire, c'est pourquoi il y avait grande fête.
Les marins dansaient sur le pont et lorsque Le jeune prince y apparut, des
centaines de fusées montèrent vers le ciel et éclatèrent en éclairant comme
en plein jour. La petite sirène en fut tout effrayée et replongea dans l'eau,
mais elle releva bien vite de nouveau la tête et il lui parut alors que toutes
les étoiles du ciel tombaient sur elle. Jamais elle n'avait vu pareille magie
embrasée. De grands soleils flamboyants tournoyaient, des poissons de feu s'élançaient
dans l'air bleu et la mer paisible réfléchissait toutes ces lumières. Sur le
navire, il faisait si clair qu'on pouvait voir le moindre cordage et
naturellement les personnes. Que le jeune prince était beau, il serrait les
mains à la ronde, tandis que la musique s'élevait dans la belle nuit !
Il se faisait tard mais la petite sirène ne pouvait détacher ses regards du
bateau ni du beau prince. Les lumières colorées s'éteignirent, plus de fusées
dans l'air, plus de canons, seulement, dans le plus profond de l'eau un sourd
grondement. Elle flottait sur l'eau et les vagues la balançaient, en sorte
qu'elle voyait l'intérieur du salon. Le navire prenait de la vitesse, l'une après
l'autre on larguait les voiles, la mer devenait houleuse, de gros nuages
parurent, des éclairs sillonnèrent au loin le ciel. Il allait faire un temps
épouvantable ! Alors, vite les matelots replièrent les voiles. Le grand navire
roulait dans une course folle sur la mer démontée, les vagues, en hautes
montagnes noires, déferlaient sur le grand mât comme pour l'abattre, le bateau
plongeait comme un cygne entre les lames et s'élevait ensuite sur elles.
Les marins, eux, si la petite sirène s'amusait de cette course, semblaient ne
pas la goûter, le navire craquait de toutes parts, les épais cordages
ployaient sous les coups. La mer attaquait. Bientôt le mât se brisa par le
milieu comme un simple roseau, le bateau prit de la bande, l'eau envahit la
cale.
Alors seulement la petite sirène comprit qu'il y avait danger, elle devait
elle- même se garder des poutres et des épaves tourbillonnant dans l'eau.
Un instant tout fut si noir qu'elle ne vit plus rien et, tout à coup, le temps
d'un éclair, elle les aperçut tous sur le pont. Chacun se sauvait comme il
pouvait. C'était le jeune prince qu'elle cherchait du regard et, lorsque le
bateau s'entrouvrit, elle le vit s'enfoncer dans la mer profonde.
Elle en eut d'abord de la joie à la pensée qu'il descendait chez elle, mais
ensuite elle se souvint que les hommes ne peuvent vivre dans l'eau et qu'il ne
pourrait atteindre que mort le château de son père.
Non ! il ne fallait pas qu'il mourût ! Elle nagea au milieu des épaves qui
pouvaient l'écraser, plongea profondément puis remonta très haut au milieu
des vagues, et enfin elle approcha le prince. Il n'avait presque plus la force
de nager, ses bras et ses jambes déjà s'immobilisaient, ses beaux yeux se
fermaient, il serait mort sans la petite sirène.
Quand vint le matin, la tempête s'était apaisée, pas le moindre débris du
bateau n'était en vue; le soleil se leva, rouge et étincelant et semblant
ranimer les joues du prince, mais ses yeux restaient clos. La petite sirène déposa
un baiser sur son beau front élevé et repoussa ses cheveux ruisselants.
Elle voyait maintenant devant elle la terre ferme aux hautes montagnes bleues
couvertes de neige, aux belles forêts vertes descendant jusqu'à la côte. Une
église ou un cloître s'élevait là - elle ne savait au juste, mais un bâtiment.
Des citrons et des oranges poussaient dans le jardin et devant le portail se
dressaient des palmiers. La mer creusait là une petite crique à l'eau
parfaitement calme, mais très profonde, baignant un rivage rocheux couvert d'un
sable blanc très fin. Elle nagea jusque-là avec le beau prince, le déposa sur
le sable en ayant soin de relever sa tête sous les chauds rayons du soleil.
Les cloches se mirent à sonner dans le grand édifice blanc et des jeunes
filles traversèrent le jardin. Alors la petite sirène s'éloigna à la nage et
se cacha derrière quelque haut récif émergeant de l'eau, elle couvrit d'écume
ses cheveux et sa gorge pour passer inaperçue et se mit à observer qui allait
venir vers le pauvre prince.
Une jeune fille ne tarda pas à s'approcher, elle eut d'abord grand-peur, mais
un instant seulement, puis elle courut chercher du monde. La petite sirène vit
le prince revenir à lui, il sourit à tous à la ronde, mais pas à elle, il ne
savait pas qu'elle l'avait sauvé. Elle en eut grand-peine et lorsque le prince
eut été porté dans le grand bâtiment, elle plongea désespérée et retourna
chez elle au palais de son père.
Elle avait toujours été silencieuse et pensive, elle le devint bien davantage.
Ses soeurs lui demandèrent ce qu'elle avait vu là-haut, mais elle ne raconta
rien.
Bien souvent le soir et le matin elle montait jusqu'à la place où elle avait
laissé le prince. Elle vit mûrir les fruits du jardin et elle les vit
cueillir, elle vit la neige fondre sur les hautes montagnes, mais le prince,
elle ne le vit pas, et elle retournait chez elle toujours plus désespérée.
A la fin elle n'y tint plus et se confia à l'une de ses soeurs. Aussitôt les
autres furent au courant, mais elles seulement et deux ou trois autres sirènes
qui ne le répétèrent qu'à leurs amies les plus intimes. L'une d'elles savait
qui était le prince, elle avait vu aussi la fête à bord, elle savait d'où il
était, où se trouvait son royaume.
- Viens, petite soeur, dirent les autres princesses.
Et, s'enlaçant, elles montèrent en une longue chaîne vers la côte où s'élevait
le château du prince.
Par les vitres claires des hautes fenêtres on voyait les salons magnifiques où
pendaient de riches rideaux de soie et de précieuses portières. Les murs
s'ornaient, pour le plaisir des yeux, de grandes peintures. Dans la plus grande
salle chantait un jet d'eau jaillissant très haut vers la verrière du plafond.
Elle savait maintenant où il habitait et elle revint souvent, le soir et la
nuit. Elle s'avançait dans l'eau bien plus près du rivage qu'aucune de ses
soeurs n'avait osé le faire, oui, elle entra même dans l'étroit canal passant
sous le balcon de marbre qui jetait une longue ombre sur l'eau et là elle
restait à regarder le jeune prince qui se croyait seul au clair de lune.
Bien des nuits, lorsque les pêcheurs étaient en mer avec leurs torches, elle
les entendit dire du bien du jeune prince, elle se réjouissait de lui avoir
sauvé la vie lorsqu'il roulait à demi mort dans les vagues. Elle songeait au
poids de sa tête sur sa jeune poitrine et de quels fervents baisers elle
l'avait couvat. Lui ne savait rien de tout cela, il ne pouvait même pas rêver
d'elle.
De plus en plus elle en venait à chérir les humains, de plus en plus elle désirait
pouvoir monter parmi eux, leur monde, pensait-elle, était bien plus vaste que
le sien. Ne pouvaient-ils pas sur leurs bateaux sillonner les mers, escalader
les montagnes bien au-dessus des nuages et les pays qu'ils possédaient ne s'étendaient-ils
pas en forêts et champs bien au-delà de ce que ses yeux pouvaient saisir ?
Elle voulait savoir tant de choses pour lesquelles ses soeurs n'avaient pas
toujours de réponses, c'est pourquoi elle interrogea sa vieille grand-mère,
bien informée sur le monde d'en haut, comme elle appelait fort justement les
pays au-dessus de la mer.
- Si les hommes ne se noient pas, demandait la petite sirène, peuvent-ils vivre
toujours et ne meurent-ils pas comme nous autres ici au fond de la mer ?
- Si, dit la vieille, il leur faut mourir aussi et la durée de leur vie est même
plus courte que la nôtre. Nous pouvons atteindre trois cents ans, mais lorsque
nous cessons d'exister ici nous devenons écume sur les flots, sans même une
tombe parmi ceux que nous aimons. Nous n'avons pas d'âme immortelle, nous ne
reprenons jamais vie, pareils au roseau vert qui, une fois coupé, ne reverdit
jamais.
Les hommes au contraire ont une âme qui vit éternellement, qui vit lorsque
leur corps est retourné en poussière. Elle s'élève dans l'air limpide
jusqu'aux étoiles scintillantes.
De même que nous émergeons de la mer pour voir les pays des hommes, ils
montent vers des pays inconnus et pleins de délices que nous ne pourrons voir
jamais.
- Pourquoi n'avons-nous pas une âme éternelle ? dit la petite, attristée ; je
donnerais les centaines d'années que j'ai à vivre pour devenir un seul jour un
être humain et avoir part ensuite au monde céleste !
- Ne pense pas à tout cela, dit la vieille, nous vivons beaucoup mieux et
sommes bien plus heureux que les hommes là-haut.
- Donc, il faudra que je meure et flotte comme écume sur la mer et n'entende
jamais plus la musique des vagues, ne voit plus les fleurs ravissantes et le
rouge soleil. Ne puis-je rien faire pour gagner une vie éternelle ?
- Non, dit la vieille, à moins que tu sois si chère à un homme que tu sois
pour lui plus que père et mère, qu'il s'attache à toi de toutes ses pensées,
de tout son amour, qu'il fasse par un prêtre mettre sa main droite dans la
tienne en te promettant fidélité ici-bas et dans l'éternité. Alors son âme
glisserait dans ton corps et tu aurais part au bonheur humain. Il te donnerait
une âme et conserverait la sienne. Mais cela ne peut jamais arriver. Ce qui est
ravissant ici dans la mer, ta queue de poisson, il la trouve très laide là-haut
sur la terre. Ils n'y entendent rien, pour être beau, il leur faut avoir deux
grossières colonnes qu'ils appellent des jambes.
La petite sirène soupira et considéra sa queue de poisson avec désespoir.
- Allons, un peu de gaieté, dit la vieille, nous avons trois cents ans pour
sauter et danser, c'est un bon laps de temps. Ce soir il y a bal à la cour. Il
sera toujours temps de sombrer dans le néant.
Ce bal fut, il est vrai, splendide, comme on n'en peut jamais voir sur la terre.
Les murs et le plafond, dans la grande salle, étaient d'un verre épais, mais
clair. Plusieurs centaines de coquilles roses et vert pré étaient rangées de
chaque côté et jetaient une intense clarté de feu bleue qui illuminait toute
la salle et brillait à travers les murs de sorte que la mer, au-dehors, en était
tout illuminée. Les poissons innombrables, grands et petits, nageaient contre
les murs de verre, luisants d'écailles pourpre ou étincelants comme l'argent
et l'or.
Au travers de la salle coulait un large fleuve sur lequel dansaient tritons et
sirènes au son de leur propre chant délicieux. La voix de la petite sirène était
la plus jolie de toutes, on l'applaudissait et son coeur en fut un instant éclairé
de joie car elle savait qu'elle avait la plus belle voix sur terre et sous
l'onde.
Mais très vite elle se reprit à penser au monde au-dessus d'elle, elle ne
pouvait oublier le beau prince ni son propre chagrin de ne pas avoir comme lui
une âme immortelle. C'est pourquoi elle se glissa hors du château de son père
et, tandis que là tout était chants et gaieté, elle s'assit, désespérée,
dans son petit jardin. Soudain elle entendit le son d'un cor venant vers elle à
travers l'eau.
- Il s'embarque sans doute là-haut maintenant, celui que j'aime plus que père
et mère, celui vers lequel vont toutes mes pensées et dans la main de qui je
mettrais tout le bonheur de ma vie. J'oserais tout pour les gagner, lui et une
âme immortelle. Pendant que mes soeurs dansent dans le château de mon père,
j'irai chez la sorcière marine, elle m'a toujours fait si peur, mais peut-être
pourra-t-elle me conseiller et m'aider!
Alors la petite sirène sortit de son jardin et nagea vers les tourbillons
mugissants derrière lesquels habitait la sorcière. Elle n'avait jamais été
de ce côté où ne poussait aucune fleur, aucune herbe marine, il n'y avait là
rien qu'un fond de sable gris et nu s'étendant jusqu'au gouffre. L'eau y
bruissait comme une roue de moulin, tourbillonnait et arrachait tout ce qu'elle
pouvait atteindre et l'entraînait vers l'abîme. Il fallait à la petite
traverser tous ces terribles tourbillons pour arriver au quartier où habitait
la sorcière, et sur un long trajet il fallait passer au-dessus de vases chaudes
et bouillonnantes que la sorcière appelait sa tourbière. Au-delà s'élevait
sa maison au milieu d'une étrange forêt. Les arbres et les buissons étaient
des polypes, mi-animaux mi-plantes, ils avaient l'air de serpents aux centaines
de têtes sorties de terre. Toutes les branches étaient des bras, longs et
visqueux, aux doigts souples comme des vers et leurs anneaux remuaient de la
racine à la pointe. Ils s'enroulaient autour de tout ce qu'ils pouvaient saisir
dans la mer et ne lâchaient jamais prise.
Debout dans la forêt la petite sirène s'arrêta tout effrayée, son coeur
battait d'angoisse et elle fut sur le point de s'en retourner, mais elle pensa
au prince, à l'âme humaine et elle reprit courage. Elle enroula, bien serrés
autour de sa tête, ses longs cheveux flottants pour ne pas donner prise aux
polypes, croisa ses mains sur sa poitrine et s'élança comme le poisson peut
voler à travers l'eau, au milieu des hideux polypes qui étendaient vers elle
leurs bras et leurs doigts.
Elle arriva dans la forêt à un espace visqueux où s'ébattaient de grandes
couleuvres d'eau montrant des ventres jaunâtres, affreux et gras. Au milieu de
cette place s'élevait une maison construite en ossements humains. La sorcière
y était assise et donnait à manger à un crapaud sur ses lèvres, comme on
donne du sucre à un canari.
- Je sais bien ce que tu veux, dit la sorcière, et c'est bien bête de ta part
! Mais ta volonté sera faite car elle t'apportera le malheur, ma charmante
princesse. Tu voudrais te débarrasser de ta queue de poisson et avoir à sa
place deux moignons pour marcher comme le font les hommes afin que le jeune
prince s'éprenne de toi, que tu puisses l'avoir, en même temps qu'une âme
immortelle. A cet instant, la sorcière éclata d'un rire si bruyant et si
hideux que le crapaud et les couleuvres tombèrent à terre et grouillèrent.
- Tu viens juste au bon moment, ajouta-t-elle, demain matin, au lever du soleil,
je n'aurais plus pu t'aider avant une année entière. Je vais te préparer un
breuvage avec lequel tu nageras, avant le lever du jour, jusqu'à la côte et là,
assise sur la grève, tu le boiras. Alors ta queue se divisera et se rétrécira
j usqu'à devenir ce que les hommes appellent deux jolies jambes, mais cela fait
mal, tu souffriras comme si la lame d'une épée te traversait. Tous, en te
voyant, diront que tu es la plus ravissante enfant des hommes qu'ils aient
jamais vue. Tu garderas ta démarche ailée, nulle danseuse n'aura ta légèreté,
mais chaque pas que tu feras sera comme si tu marchais sur un couteau effilé
qui ferait couler ton sang. Si tu veux souffrir tout cela, je t'aiderai.
- Oui, dit la petite sirène d'une voix tremblante en pensant au prince et à
son âme immortelle.
- Mais n'oublie pas, dit la sorcière, que lorsque tu auras une apparence
humaine, tu ne pourras jamais redevenir sirène, jamais redescendre auprès de
tes soeurs dans le palais de ton père. Et si tu ne gagnes pas l'amour du prince
au point qu'il oublie pour toi son père et sa mère, qu'il s'attache à toi de
toutes ses pensées et demande au pasteur d'unir vos mains afin que vous soyez
mari et femme, alors tu n'auras jamais une âme immortelle. Le lendemain matin
du jour où il en épouserait une autre, ton coeur se briserait et tu ne serais
plus qu'écume sur la mer.
- Je le veux, dit la petite sirène, pâle comme une morte.
- Mais moi, il faut aussi me payer, dit la sorcière, et ce n'est pas peu de
chose que je te demande. Tu as la plus jolie voix de toutes ici-bas et tu crois
sans doute grâce à elle ensorceler ton prince, mais cette voix, il faut me la
donner. Le meilleur de ce que tu possèdes, il me le faut pour mon précieux
breuvage ! Moi, j'y mets de mon sang afin qu'il soit coupant comme une lame à
deux tranchants.
- Mais si tu prends ma voix, dit la petite sirène, que me restera-t-il ?
- Ta forme ravissante, ta démarche ailée et le langage de tes yeux, c'est
assez pour séduire un coeur d'homme. Allons, as-tu déjà perdu courage ? Tends
ta jolie langue, afin que je la coupe pour me payer et je te donnerai le philtre
tout puissant.
- Qu'il en soit ainsi, dit la petite sirène, et la sorcière mit son chaudron
sur le feu pour faire cuire la drogue magique.
- La propreté est une bonne chose, dit-elle en récurant le chaudron avec les
couleuvres dont elle avait fait un noeud.
Elle s'égratigna le sein et laissa couler son sang épais et noir. La vapeur s'élevait
en silhouettes étranges, terrifiantes. A chaque instant la sorcière jetait
quelque chose dans le chaudron et la mixture se mit à bouillir, on eût cru
entendre pleurer un crocodile. Enfin le philtre fut à point, il était clair
comme l'eau la plus pure !
- Voilà, dit la sorcière et elle coupa la langue de la petite sirène. Muette,
elle ne pourrait jamais plus ni chanter, ni parler.
- Si les polypes essayent de t'agripper, lorsque tu retourneras à travers la
forêt, jette une seule goutte de ce breuvage sur eux et leurs bras et leurs
doigts se briseront en mille morceaux.
La petite sirène n'eut pas à le faire, les polypes reculaient effrayés en
voyant le philtre lumineux qui brillait dans sa main comme une étoile. Elle
traversa rapidement la forêt, le marais et le courant mugissant.
Elle était devant le palais de son père. Les lumières étaient éteintes dans
la grande salle de bal, tout le monde dormait sûrement, et elle n'osa pas aller
auprès des siens maintenant qu'elle était muette et allait les quitter pour
tou- jours. Il lui sembla que son coeur se brisait de chagrin. Elle se glissa
dans le jardin, cueillit une fleur du parterre de chacune de ses soeurs, envoya
de ses doigts mille baisers au palais et monta à travers l'eau sombre et bleue
de la mer. Le soleil n'était pas encore levé lorsqu'elle vit le palais du
prince et gravit les degrés du magnifique escalier de marbre. La lune brillait
merveilleusement claire. La petite sirène but l'âpre et brûlante mixture, ce
fut comme si une épée à deux tranchants fendait son tendre corps, elle s'évanouit
et resta étendue comme morte. Lorsque le soleil resplendit au-dessus des flots,
elle revint à elle et ressentit une douleur aiguë. Mais devant elle, debout,
se tenait le jeune prince, ses yeux noirs fixés si intensément sur elle
qu'elle en baissa les siens et vit qu'à la place de sa queue de poisson
disparue, elle avait les plus jolies jambes blanches qu'une jeune fille pût
avoir. Et comme elle était tout à fait nue, elle s'enveloppa dans sa longue
chevelure.
Le prince demanda qui elle était, comment elle était venue là, et elle leva
vers lui doucement, mais tristement, ses grands yeux bleus puis qu'elle ne
pouvait parler.
Alors il la prit par la main et la conduisit au palais. A chaque pas, comme la
sorcière l'en avait prévenue, il lui semblait marcher sur des aiguilles
pointues et des couteaux aiguisés, mais elle supportait son mal. Sa main dans
la main du prince, elle montait aussi légère qu'une bulle et lui-même et tous
les assistants s'émerveillèrent de sa démarche gracieuse et ondulante.
On lui fit revêtir les plus précieux vêtements de soie et de mousseline, elle
était au château la plus belle, mais elle restait muette. Des esclaves
ravissantes, parées de soie et d'or, venaient chanter devant le prince et ses
royaux parents. L'une d'elles avait une voix plus belle encore que les autres.
Le prince l'applaudissait et lui souriait, alors une tristesse envahit la petite
sirène, elle savait qu'elle-même aurait chanté encore plus merveilleusement
et elle pensait : « Oh! si seulement il savait que pour rester près de lui,
j'ai renoncé à ma voix à tout jamais ! »
Puis les esclaves commencèrent à exécuter au son d'une musique admirable, des
danses légères et gracieuses. Alors la petite sirène, élevant ses beaux bras
blancs, se dressa sur la pointe des pieds et dansa avec plus de grâce qu'aucune
autre. Chaque mouvement révélait davantage le charme de tout son être et ses
yeux s'adressaient au coeur plus profondément que le chant des esclaves.
Tous en étaient enchantés et surtout le prince qui l'appelait sa petite enfant
trouvée.
Elle continuait à danser et danser mais chaque fois que son pied touchait le
sol, C'était comme si elle avait marché sur des couteaux aiguisés. Le prince
voulut l'avoir toujours auprès de lui, il lui permit de dormir devant sa porte
sur un coussin de velours.
Il lui fit faire un habit d'homme pour qu'elle pût le suivre à cheval. Ils
chevauchaient à travers les bois embaumés où les branches vertes lui
battaient les épaules, et les petits oiseaux chantaient dans le frais
feuillage. Elle grimpa avec le prince sur les hautes montagnes et quand ses
pieds si délicats saignaient et que les autres s'en apercevaient, elle riait et
le suivait là- haut d'où ils admiraient les nuages défilant au-dessous d'eux
comme un vol d'oiseau migrateur partant vers des cieux lointains.
La nuit, au château du prince, lorsque les autres dormaient, elle sortait sur
le large escalier de marbre et, debout dans l'eau froide, elle rafraîchissait
ses pieds brûlants. Et puis, elle pensait aux siens, en bas, au fond de la mer.
Une nuit elle vit ses soeurs qui nageaient enlacées, elles chantaient
tristement et elle leur fit signe. Ses soeurs la reconnurent et lui dirent
combien elle avait fait de peine à tous. Depuis lors, elles lui rendirent
visite chaque soir, une fois même la petite sirène aperçut au loin sa vieille
grand-mère qui depuis bien des années n'était montée à travers la mer et même
le roi, son père, avec sa couronne sur la tête. Tous deux lui tendaient le
bras mais n'osaient s'approcher au- tant que ses soeurs.
De jour en jour, elle devenait plus chère au prince ; il l'aimait comme on aime
un gentil enfant tendrement chéri, mais en faire une reine ! Il n'en avait pas
la moindre idée, et c'est sa femme qu'il fallait qu'elle devînt, sinon elle
n'aurait jamais une âme immortelle et, au matin qui suivrait le jour de ses
noces, elle ne serait plus qu'écume sur la mer.
- Ne m'aimes-tu pas mieux que toutes les autres ? semblaient dire les yeux de la
petite sirène quand il la prenait dans ses bras et baisait son beau front.
- Oui, tu m'es la plus chère, disait le prince, car ton coeur est le meilleur,
tu m'est la plus dévouée et tu ressembles à une jeune fille une fois aperçue,
mais que je ne retrouverai sans doute jamais. J'étais sur un vaisseau qui fit
naufrage, les vagues me jetèrent sur la côte près d'un temple desservi par
quelques jeunes filles ; la plus jeune me trouva sur le rivage et me sauva la
vie. Je ne l'ai vue que deux fois et elle est la seule que j'eusse pu aimer
d'amour en ce monde, mais toi tu lui ressembles, tu effaces presque son image
dans mon âme puisqu'elle appartient au temple. C'est ma bonne étoile qui t'a
envoyée à moi. Nous ne nous quitterons jamais.
" Hélas ! il ne sait pas que c'est moi qui ai sauvé sa vie ! pensait la
petite sirène. Je l'ai porté sur les flots jusqu'à la forêt près de
laquelle s'élève le temple, puis je me cachais derrière l'écume et regardais
si personne ne viendrait. J'ai vu la belle jeune fille qu'il aime plus que moi.
"
La petite sirène poussa un profond soupir. Pleurer, elle ne le pouvait pas.
- La jeune fille appartient au lieu saint, elle n'en sortira jamais pour
retourner dans le monde, ils ne se rencontreront plus, moi, je suis chez lui, je
le vois tous les jours, je le soignerai, je l'adorerai, je lui dévouerai ma
vie.
Mais voilà qu'on commence à murmurer que le prince va se marier, qu'il épouse
la ravissante jeune fille du roi voisin, que c'est pour cela qu'il arme un
vaisseau magnifique ... On dit que le prince va voyager pour voir les Etats du
roi voisin, mais c'est plutôt pour voir la fille du roi voisin et une grande
suite l'accompagnera ... Mais la petite sirène secoue la tête et rit, elle
connaît les pensées du prince bien mieux que tous les autres.
- Je dois partir en voyage, lui avait-il dit. Je dois voir la belle princesse,
mes parents l'exigent, mais m'obliger à la ramener ici, en faire mon épouse,
cela ils n'y réussiront pas, je ne peux pas l'aimer d'amour, elle ne ressemble
pas comme toi à la belle jeune fille du temple. Si je devais un jour choisir
une épouse ce serait plutôt toi, mon enfant trouvée qui ne dis rien, mais
dont les yeux parlent.
Et il baisait ses lèvres rouges, jouait avec ses longs cheveux et posait sa tête
sur son coeur qui se mettait à rêver de bonheur humain et d'une âme
immortelle.
- Toi, tu n'as sûrement pas peur de la mer, ma petite muette chérie ! lui
dit-il lorsqu'ils montèrent à bord du vaisseau qui devait les conduire dans le
pays du roi voisin.
Il lui parlait de la mer tempétueuse et de la mer calme, des étranges poissons
des grandes profondeurs et de ce que les plongeurs y avaient vu. Elle souriait
de ce qu'il racontait, ne connaissait-elle pas mieux que quiconque le fond de
l'océan? Dans la nuit, au clair de lune, alors que tous dormaient à bord, sauf
le marin au gouvernail, debout près du bastingage elle scrutait l'eau limpide,
il lui semblait voir le château de son père et, dans les combles, sa vieille
grand- mère, couronne d'argent sur la tête, cherchant des yeux à travers les
courants la quille du bateau. Puis ses soeurs arrivèrent à la surface, la
regardant tristement et tordant leurs mains blanches. Elle leur fit signe, leur
sourit, voulut leur dire que tout allait bien, qu'elle était heureuse, mais un
mousse s'approchant, les soeurs replongèrent et le garçon demeura persuadé
que cette blancheur aperçue n'était qu'écume sur l'eau.
Le lendemain matin le vaisseau fit son entrée dans le port splendide de la
capitale du roi voisin. Les cloches des églises sonnaient, du haut des tours on
soufflait dans les trompettes tandis que les soldats sous les drapeaux flottants
présentaient les armes.
Chaque jour il y eut fête; bals et réceptions se succédaient mais la
princesse ne paraissait pas encore. On disait qu'elle était élevée au loin,
dans un couvent où lui étaient enseignées toutes les vertus royales.
Elle vint, enfin !
La petite sirène était fort impatiente de juger de sa beauté. Il lui fallut
reconnaître qu'elle n'avait jamais vu fille plus gracieuse. Sa peau était
douce et pâle et derrière les longs cils deux yeux fidèles, d'un bleu sombre,
souriaient. C'était la jeune fille du temple ...
- C'est toi ! dit le prince, je te retrouve - toi qui m'as sauvé lorsque je
gisais comme mort sur la grève ! Et il serra dans ses bras sa fiancée
rougissante. Oh ! je suis trop heureux, dit-il à la petite sirène. Voilà que
se réalise ce que je n'eusse jamais osé espérer. Toi qui m'aimes mieux que
tous les autres, tu te réjouiras de mon bonheur.
La petite sirène lui baisait les mains, mais elle sentait son coeur se briser.
Ne devait-elle pas mourir au matin qui suivrait les noces ? Mourir et n'être
plus qu'écume sur la mer !
Des hérauts parcouraient les rues à cheval proclamant les fiançailles. Bientôt
toutes les cloches des églises sonnèrent, sur tous les autels des huiles
parfumées brûlaient dans de précieux vases d'argent, les prêtres balancèrent
les encensoirs et les époux se tendirent la main et reçurent la bénédiction
de l'évêque.
La petite sirène, vêtue de soie et d'or, tenait la traîne de la mariée mais
elle n'entendait pas la musique sacrée, ses yeux ne voyaient pas la cérémonie
sainte, elle pensait à la nuit de sa mort, à tout ce qu'elle avait perdu en ce
monde.
Le soir même les époux s'embarquèrent aux salves des canons, sous les
drapeaux flottants.
Au milieu du pont, une tente d'or et de pourpre avait été dressée, garnie de
coussins moelleux où les époux reposeraient dans le calme et la fraicheur de
la nuit.
Les voiles se gonflèrent au vent et le bateau glissa sans effort et sans
presque se balancer sur la mer limpide. La nuit venue on alluma des lumières de
toutes les couleurs et les marins se mirent à danser.
La petite sirène pensait au soir où, pour la première fois, elle avait émergé
de la mer et avait aperçu le même faste et la même joie. Elle se jeta dans le
tourbillon de la danse, ondulant comme ondule un cygne pourchassé et tout le
monde l'acclamait et l'admirait : elle n'avait jamais dansé si divinement. Si
des lames aiguës transperçaient ses pieds délicats, elle ne les sentait même
pas, son coeur était meurtri d'une bien plus grande douleur. Elle savait
qu'elle le voyait pour la dernière fois, lui, pour lequel elle avait abandonné
les siens et son foyer, perdu sa voix exquise et souffert chaque jour
d'indicibles tourments, sans qu'il en eût connaissance. C'était la dernière
nuit où elle respirait le même air que lui, la dernière fois qu'elle pouvait
admirer cette mer profonde, ce ciel plein d'étoiles.
La nuit éternelle, sans pensée et sans rêve, l'attendait, elle qui n'avait
pas d'âme et n'en pouvait espérer.
Sur le navire tout fut plaisir et réjouissance jusque bien avant dans la nuit.
Elle dansait et riait mais la pensée de la mort était dans son coeur. Le
prince embrassait son exquise épouse qui caressait les cheveux noirs de son époux,
puis la tenant à son bras il l'amena se reposer sous la tente splendide.
Alors, tout fut silence et calme sur le navire. Seul veillait l'homme à la
barre. La petite sirène appuya ses bras sur le bastingage et chercha à
l'orient la première lueur rose de l'aurore, le premier rayon du soleil qui
allait la tuer.
Soudain elle vit ses soeurs apparaître au-dessus de la mer. Elles étaient pâles
comme elle-même, leurs longs cheveux ne flottaient plus au vent, on les avait
coupés.
- Nous les avons sacrifiés chez la sorcière pour qu'elle nous aide, pour que
tu ne meures pas cette nuit. Elle nous a donné un couteau. Le voici. Regarde
comme il est aiguisé ... Avant que le jour ne se lève, il faut que tu le
plonges dans le coeur du prince et lorsque son sang tout chaud tombera sur tes
pieds, ils se réuniront en une queue de poisson et tu redeviendras sirène. Tu
pourras descendre sous l'eau jusque chez nous et vivre trois cents ans avant de
devenir un peu d'écume salée. Hâte-toi ! L'un de vous deux doit mourir avant
l'aurore. Notre vieille grand-mère a tant de chagrin qu'elle a, comme nous,
laissé couper ses cheveux blancs par les ciseaux de la sorcière. Tue le
prince, et reviens-nous. Hâte-toi ! Ne vois-tu pas déjà cette traînée rose
à l'horizon ? Dans quelques minutes le soleil se lèvera et il te faudra
mourir.
Un soupir étrange monta à leurs lèvres et elles s'enfoncèrent dans les
vagues. La petite sirène écarta le rideau de pourpre de la tente, elle vit la
douce épousée dormant la tête appuyée sur l'épaule du prince. Alors elle se
pencha et posa un baiser sur le beau front du jeune homme. Son regard chercha le
ciel de plus en plus envahi par l'aurore, puis le poignard pointu, puis à
nouveau le prince, lequel, dans son sommeil, murmurait le nom de son épouse qui
occupait seule ses pensées, et le couteau trembla dans sa main. Alors, tout à
coup, elle le lança au loin dans les vagues qui rougirent à l'endroit où il
toucha les flots comme si des gouttes de sang jaillissaient à la surface. Une
dernière fois, les yeux voilés, elle contempla le prince et se jeta dans la
mer où elle sentit son corps se dissoudre en écume.
Maintenant le soleil surgissait majestueusement de la mer. Ses rayons tombaient
doux et chauds sur l'écume glacée et la petite sirène ne sentait pas la mort.
Elle voyait le clair soleil et, au-dessus d'elle, planaient des centaines de
charmants êtres transparents. A travers eux, elle apercevait les voiles
blanches du navire, les nuages roses du ciel, leurs voix étaient mélodieuses,
mais si immatérielles qu'aucune oreille terrestre ne pouvait les capter, pas
plus qu'aucun regard humain ne pouvait les voir. Sans ailes, elles flottaient
par leur seule légèreté à travers l'espace. La petite sirène sentit qu'elle
avait un corps comme le leur, qui s'élevait de plus en plus haut au-dessus de
l'écume.
- Où vais-je ? demanda-t-elle. Et sa voix, comme celle des autres êtres, était
si immatérielle qu'aucune musique humaine ne peut l'exprimer.
- Chez les filles de l'air, répondirent-elles. Une sirène n'a pas d'âme
immortelle, ne peut jamais en avoir, à moins de gagner l'amour d'un homme.
C'est d'une volonté étrangère que dépend son existence éternelle. Les
filles de l'air n'ont pas non plus d'âme immortelle, mais elles peuvent, par
leurs bonnes actions, s'en créer une. Nous nous envolons vers les pays chauds où
les effluves de la peste tuent les hommes, nous y soufflons la fraîcheur. Nous
répandons le parfum des fleurs dans l'atmosphère et leur arôme porte le réconfort
et la guérison. Lorsque durant trois cents ans nous nous sommes efforcées de
faire le bien, tout le bien que nous pouvons, nous obtenons une âme immortelle
et prenons part à l'éternelle félicité des hommes. Toi, pauvre petite sirène,
tu as de tout coeur cherché le bien comme nous, tu as souffert et supporté de
souffrir, tu t'es haussée jusqu'au monde des esprits de l'air, maintenant tu
peux toi-même, par tes bonnes actions, te créer une âme immortelle dans trois
cents ans.
Alors, la petite sirène leva ses bras transparents vers le soleil de Dieu et,
pour la première fois, des larmes montèrent à ses yeux.
Sur le bateau, la vie et le bruit avaient repris, elle vit le prince et sa belle
épouse la chercher de tous côtés, elle les vit fixer tristement leurs regards
sur l'écume dansante , comme s'ils avaient deviné qu'elle s'était précipitée
dans les vagues. Invisible elle baisa le front de l'époux, lui sourit et avec
les autres filles de l'air elle monta vers les nuages roses qui voguaient dans
l'air.
- Dans trois cents ans, nous entrerons ainsi au royaume de Dieu.
- Nous pouvons même y entrer avant, murmura l'une d'elles. Invisibles nous pénétrons
dans les maisons des hommes où il y a des enfants et, chaque fois que nous
trouvons un enfant sage, qui donne de la joie à ses parents et mérite leur
amour, Dieu raccourcit notre temps d'épreuve.
Lorsque nous voltigeons à travers la chambre et que de bonheur nous sourions,
l'enfant ne sait pas qu'un an nous est soustrait sur les trois cents, mais si
nous trouvons un enfant cruel et méchant, il nous faut pleurer de chagrin et
chaque larme ajoute une journée à notre temps d'épreuve.
Il était une fois un marchand, si riche qu'il eût pu paver toute la rue et
presque une petite ruelle encore en pièces d'argent, mais il ne le faisait pas.
Il savait employer autrement sa fortune et s'il dépensait un skilling *, c'est
qu'il savait gagner un daler **. Voilà quelle sorte de marchand c'était - et
puis, il mourut.
Son fils hérita de tout cet argent et il mena joyeuse vie ; il allait chaque
nuit au bal masqué, et faisait des ricochets sur la mer avec des pièces d'or
à la place de pierres plates. A ce train, l'argent filait vite ... A la fin, le
garçon ne possédait plus que quatre shillings et ses seuls vêtements étaient
une paire de pantoufles et une vieille robe de chambre.
Ses amis l'abandonnèrent puisqu'il ne pouvait plus se promener avec eux dans la
rue. Mais l'un d'entre eux, qui était bon, lui envoya une vieille malle en lui
disant : «Fais tes paquets!»
C'était vite dit, il n'avait rien à mettre dans la malle. Alors, il s'y mit
lui-même.
Quelle drôle de malle ! si on appuyait sur la serrure, elle pouvait voler.
C'est ce qu'elle fit, et pfut ! elle s'envola avec lui à travers la cheminée,
très haut, au-dessus des nuages, de plus en plus loin. Le fond craquait, notre
homme craignait qu'il ne se brise en morceaux, il aurait fait une belle culbute
! Grand Dieu ! ... et puis, il arriva au pays des Turcs. Il cacha la malle dans
la forêt, sous des feuilles sèches, et entra tel qu'il était, dans la ville,
ce qu'il pouvait bien se permettre puisque, en Turquie, tout le monde se promène
en robe de chambre et en pantoufles.
Il rencontra une nourrice avec un petit enfant.
- Ecoute un peu, nourrice turque, dit-il, qu'est-ce que c'est que ce grand château
près de la ville ? Les fenêtres en sont si hautes !
- C'est là qu'habite la fille du roi, répondit-elle. Il lui a été prédit
qu'elle serait très malheureuse par le fait d'un fiancé, c'est pourquoi
personne ne doit aller chez elle sans que le roi et la reine soient présents.
- Merci, dit le fils du marchand.
Il retourna dans la forêt, s'assit dans la malle, vola j'usqu'au toit du château
et se glissa par la fenêtre chez la princesse.
Elle était couchée sur le sofa et dormait. Elle était si adorable que le fils
du marchand ne put se retenir de lui donner un baiser. Elle s'éveilla, effrayée,
mais il lui affirma qu'il était le dieu des Turcs et qu'il était venu vers
elle à travers les airs, ce qui plut beaucoup à la demoiselle.
Ils s'assirent l'un à côté de l'autre et il lui raconta des histoires : ses
yeux étaient les plus beaux lacs sombres sur lesquels les pensées nageaient
comme des sirènes, son front était un mont neigeux aux salles magnifiques,
pleines d'images. Il parla aussi des cigognes qui apportent les mignons bébés.
Quelles belles histoires ! alors, il demanda sa main à la princesse, et elle
dit «oui » tout de suite.
- Mais revenez ici samedi, lui dit-elle, car le roi et la reine viennent prendre
le thé chez moi. Ils seront très fiers de me voir épouser le dieu des Turcs,
mais sachez leur raconter un très beau conte car ils les aiment énormément ;
ma mère les veut moraux et distingués, mais père les apprécie très gais,
que l'on puisse rire.
- Bien ! Je n'apporterai d'autre cadeau de mariage qu'un conte, répondit-il.
Là-dessus, ils se quittèrent après que la princesse lui eut donné un sabre
incrusté de pièces d'or, et c'est cela surtout qui pouvait lui être utile.
Il s'envola, s'acheta une nouvelle robe de chambre et s'assit dans la forêt
pour composer un conte. Il devait être terminé samedi, et ce n'est pas si
facile. Pourtant, quand vint le samedi, c'était fait.
Le roi, la reine et toute la cour prenaient le thé chez la princesse et
l'attendaient. Il fut reçu avec beaucoup de gentillesse.
- Voulez-vous nous raconter une histoire ? demanda la reine, une histoire d'un
esprit profond et instructif.
- Mais qui fait quand même rire, dit le roi.
- Je veux bien, dit-il. Et il se mit à raconter.
Il y avait une fois un paquet d'allumettes, très fières de leur origine. Leur
ancêtre, un grand sapin, dont elles étaient toutes nées, avait été un
grand, vieil arbre, dans la forêt. Les allumettes se trouvaient maintenant sur
une tablette entre un briquet et une vieille marmite de fer, et elles parlaient
de leur jeunesse.
- Quand nous étions parmi les rameaux verts, soupiraient-elles, on peut dire
que c'était la belle vie. C'était matin et soir thé de diamants - la rosée -
toute la journée le soleil quand il brillait - et les oiseaux pour nous
raconter des histoires.
Et nous nous sentions riches ! Les arbres à feuillage n'étaient vêtus que l'été.
Nous, nous avions les moyens d'être habillées de vert été comme hiver. Mais
les bûcherons sont venus et ça a été la grande révolution : notre famille
fut dispersée.
Notre père le tronc fut placé comme grand mât sur un splendide navire qui
pouvait faire le tour du monde, s'il le voulait ; les autres branches furent
utilisées ailleurs, et notre sort, à nous, est maintenant d'allumer les lumières
pour les gens du commun. C'est pourquoi nous, gens de qualité, avons échoué
à la cuisine.
- Mon histoire est toute différente, dit la marmite. Depuis que je suis venue
au monde, on m'a récurée et fait bouillir tant de fois ! Je pourvois au
substantiel et suis réellement la personne la plus importante de la maison. Ma
seule joie c'est, après le repas, de m'étendre propre et récurée sur une
planche et de tenir la conversation avec les camarades. Mais à l'exception du
seau d'eau qui, de temps en temps, descend dans la cour, nous vivons très
renfermés. Notre seul agent d'information est le panier à provisions, mais il
parle avec tant d'agitation du gouvernement et du peuple ! Oui, l'autre jour, un
vieux pot, effrayé de l'entendre, est tombé et s'est cassé en mille morceaux
- il a des idées terriblement avancées, vous savez !
- Tu parles trop, dit le briquet. Son acier frappa la pierre à fusil qui lança
des étincelles. Tâchons plutôt de passer une soirée un peu gaie.
- Oui, dirent les allumettes. Cherchons qui sont, ici, les gens du plus haut
rang.
- Non,je n'aime pas à parler de moi, dit le pot de terre, ayons une soirée de
simple causerie. Je commencerai. Racontons quelque chose que chacun a vécu,
c'est bien facile et si amusant.
- Au bord de la Baltique, sous les hêtres danois ...
- Quel charmant début ! interrompirent les assiettes. Nous sentons que nous
aimerons cette histoire !
- Oui, j'ai passé là ma jeunesse dans une paisible famille. Les meubles étaient
cirés, les parquets lavés, les rideaux changés tous les quinze jours.
- Comme vous racontez d'une manière intéressante ! dit le balai à poussière.
On se rend compte tout de suite que c'est une femme qui parle ; il y a quelque
chose de si propre dans votre récit.
- Oui, ça se sent, dit le seau d'eau. Et, de plaisir, il fit un petit bond et
l'on entendit « platch » sur le parquet.
Le pot de terre continua son récit dont la fin était aussi bonne que le
commencement. Les assiettes s'entrechoquaient d'admiration, et le balai prit un
peu de persil et en couronna le pot parce qu'il savait que cela vexerait les
autres, et aussi parce qu'il pensait: « Si je le couronne aujourd'hui, il me
couronnera demain. »
- Maintenant, je vais danser pour vous, dit la pincette.
Et elle dansa. Grand Dieu ! comme elle savait lancer la jambe ! La vieille
garniture de chaise, dans le coin, craqua d'intérêt devant ce spectacle.
- Est-ce que je serai couronnée ? demanda la pincette. Et elle le fut.
- Comme elle est vulgaire, pensèrent les allumettes.
C'était au tour de la bouilloire à thé de chanter, mais elle prétendait
avoir un rhume et ne pouvoir chanter qu'au moment de bouillir. Ce n'était
qu'une poseuse qui ne voulait se produire que sur la table des maîtres.
Sur la fenêtre, il y avait une vieille plume dont la servante se servait pour
écrire. Elle n'avait rien de remarquable sinon qu'elle avait été plongée
trop profondément dans l'encrier, ce dont elle tirait grande vanité.
- Si la bouilloire à thé ne veut pas chanter, dit-elle, elle n'a qu'à
s'abstenir. Il y a là dehors, dans une cage, un rossignol. Lui sait chanter
quoiqu'il n'ait jamais appris. Il nous suffira pour ce soir.
- Je trouve fort inconvenant, dit la bouilloire qui était la cantatrice de la
cuisine, qu'un oiseau étranger se produise ici. Est-ce patriotique ? J'en fais
juge le panier à provisions.
- Je suis vexé, dit le panier à provisions, plus que vous ne le pensez peut-être
! Est-ce une manière convenable de passer la soirée ? Ne vaudrait-il pas mieux
réformer toute la maison, mettre chacun à sa place ? Je dirigerais le
mouvement. Ce serait autre chose.
- Oui, faisons du chahut ! s'écrièrent- ils tous.
A cet instant, la porte s'ouvrit, la servante entra. Tous devinrent muets.
Personne ne broncha, mais il n'y avait pas un seul petit pot qui ne fût
conscient de ses possibilités et de sa distinction.
« Si j'avais voulu, pensaient-ils tous, cela aurait vraiment pu être une soirée
très gaie. » La servante prit les allumettes et les gratta. Comme elles crépitaient
et flambaient !
- Maintenant, tout le monde voit bien que nous sommes les premières. Quel éclat
! Quelle lumière ! Ayant dit, elles s'éteignirent.
- Quel charmant conte, dit la reine. Je croyais être à la cuisine avec les
allumettes. Oui, tu auras notre fille.
- Bien sûr, dit le roi, tu auras notre fille lundi.
Ils le tutoyaient déjà puisqu'il devait entrer dans la famille.
Le mariage fut fixé. La veille au soir toute la ville fut illuminée, les
petits pains mollets et les croquignoles volaient de tous côtés, les gamins
des rues se tenaient sur la pointe des pieds, criaient « Bravo ! » et
sifflaient dans leurs doigts. Une belle soirée !
« Il faut aussi que je fasse quelque chose de bien », pensa le fils du
marchand.
Il acheta des raquettes, des fusées, des pétards et tous les feux d'artifices
imaginables. Il les mit dans sa malle et s'envola dans les airs.
Pfutt ! Quelles gerbes et quels crépitements tombaient du ciel !
Tous les Turcs sautaient en l'air, leurs pantoufles volant par-dessus leurs
oreilles. Ils n'avaient jamais rien vu de si beau. Ils étaient bien persuadés
que c'était le dieu des Turcs lui-même qui allait épouser la princesse.
Aussitôt que le fils du marchand fut redescendu dans la forêt, il se dit :
« Je vais aller en ville pour savoir comment tout s'est passé en bas, et ce
qu'on a pensé de mon feu d'artifice ».
Et c'était assez naturel qu'il fût curieux de le savoir. Non ce que les gens
pouvaient en dire ! chacun avait vu la chose à sa façon, mais tous l'avaient
vivement appréciée.
- J'ai vu le dieu des Turcs en personne, disait l'un, il avait des yeux
brillants comme des étoiles et une barbe comme l'écume de la mer.
- Il portait un manteau de feu, disait l'autre, les anges les plus ravissants
montraient leur tête dans ses plis. Tout cela était fort agréable ! - et le
lendemain, le mariage devait avoir lieu.
Il retourna dans la forêt pour remonter dans sa malle. Où était-elle donc ?
Elle avait brûlé ; une étincelle du feu d'artifice y avait mis le feu et la
malle était en cendres. Il ne pouvait plus voler, il ne pouvait plus se présenter
devant sa fiancée.
Elle l'attendit toute la journée sur le toit de son palais. Elle l'y attend
encore, tandis que lui court le monde en racontant des histoires, mais elles ne
sont plus aussi amusantes que celle des allumettes.
* Petite monnaie danoise.
** Pièce de plus grande valeur